Sean Baker ne fait pas dans la dentelle. La Red Rocket, du titre de son nouveau long-métrage, présenté en sélection officielle à Cannes, désigne l’ « outil » de travail de Mikey, un acteur porno vieillissant et fauché qui rentre dans son Texas natal. Il y retrouve son ex-compagne, qui vit chez sa mère dans une espèce de bungalow décati. Le ton est donné : dans des décors de raffineries pétrolières, de magasins alimentaires miteux et de longues routes désolées, Sean Baker raconte aussi l’Amérique amochée qui s’apprête à élire Donald Trump.
C’est l’histoire de Mikey Saber, un vieux beau qui avait du panache quand il était une étoile du film porno à Los Angeles. Un mauvais plan en entraînant un autre, Mikey se voit forcé de rentrer au bercail, dans la petite ville perdue de Texas City, auprès de Lexie (Brie Elrod) et de sa belle-mère, Lil (Brenda Deiss). Dos à lui, elles tirent frénétiquement sur leurs cigarettes, tandis qu’à l’arrière-plan, Mikey baratine. Il n’a pas un sou, pas une perspective, pas d’endroit où dormir et même pas un t-shirt propre. Dans Red Rocket, tout suinte la misère et l’ennui d’une bourgade de l’Amérique profonde à l’aube de l’élection de Donald Trump en 2016. Le projet est d’ailleurs né en pleine pandémie, enfermé entre quatre murs et donne lieu à un tournage en équipe restreinte. Sean Baker avait en tête une romance, il finit par réaliser un film satirique sur un loser.Toute la question est là : Mikey – campé par un impeccable Simon Rex, qui a le bagou de son passé d’animateur sur MTV – est-il un bon garçon, dans le fond ? Un type qui embrouille mais auquel on veut du bien ? Le charme de Simon Rex confère au personnage de l’escroc qui pédale sur son petit vélo jaune, perpétuellement à la recherche de la bonne combine, une certaine douceur.
Proxénète au grand coeur
Pourtant, Mikey est bel et bien un parasite, pas franchement sympathique par moments. Il obtient de coucher avec Lexie, troquant ainsi le canapé du salon contre le lit conjugal. Avachi devant la télévision, il lui fait des promesses qu’il ne tiendra pas. Il embobine le voisin Lonnie et se fait promener dans son pick-up rouge. Le pauvre bougre n’a rien d’autre à faire que d’écouter les âneries de Mikey et d’endosser l’uniforme pour faire mine qu’il est un héros de guerre, lui qui n’a jamais combattu. Les personnages secondaires, tous plus hagards et égarés les uns que les autres, mènent leur drôle de vie cahin-caha, pourvu que ces longues journées sans but puissent se terminer devant un bon programme télé.
Les acteurs – professionnels ou pas – tombent toujours juste
Et c’est précisément dans ce portrait désabusé des citoyens lambda d’un trou du Texas que Sean Baker est le plus convaincant. Les accents texans à couper au couteau côtoient, dans des phrases bancales, un vocabulaire toujours vulgaire et outrancier. Dénichés sur Instagram, sur Vine, dans la rue, dans un théâtre new-yorkais ou dans un hall de cinéma, les acteurs – professionnels ou pas – tombent toujours juste. La recherche de cet effet de réel fonctionne d’autant mieux que Sean Baker s’intéresse à nouveau au milieu des travailleurs du sexe (Tangerine, 2015), enfin filmant cette fois-ci ceux qu’on appelle « les proxénètes de plateau », sortes de dénicheurs de talents pour l’industrie pornographique : ils soudoient des jeunes femmes pour les transformer en stars du X et empocher le pactole. Mikey est un peu moins gentil donc que le Bobby campé par Willem Dafoe dans The Florida Project. Il y a, chez Sean Baker, une analyse quasi systématique des rapports de domination qu’établissent de pauvres types sans allure sur des femmes déclassées.
Comme si l’Amérique, à son tour, ne cessait de se faire avoir, puisqu’elle contemple dans Red Rocket l’élection d’un baratineur professionnel. Trump vocifère dans le poste de télévision et le funeste slogan « Make America Great Again » est filmé sur une banderole hissée en bord de cadre, comme un clin d’œil.
Strawberry fields forever
Texas City n’apparaît pas plus désirable que le Magic Castle de la périphérie d’Orlando (The Florida Project) même si son nom pompeux peut faire croire qu’elle est le centre du monde. Les couleurs pastel de la ville fantomatique semblent délavées sous l’effet de la pellicule, qui donne au film une allure seventies, grâce au travail du talentueux directeur de la photographie, Drew Daniels. Les ciels mauves-orangés de Licorice Pizza semblaient scintiller, ceux de Red Rocket annoncent une catastrophe.
Cette fois, la fascination pour la laideur urbaine ne prendra pas
Si Sean Baker est capable de rendre hommage à la beauté bizarre de la Californie dans Tangerine, cette fois, la fascination pour la laideur urbaine ne prendra pas. On suit Mikey en travelling, le long de grillages, sur le bord de routes infinies, avec les grandes cheminées des raffineries en arrière-plan, vestiges d’une industrie en voie de disparition. Ou dans un bus, sur fond de Bye Bye Bye, le tube kitsch du boys band NSYNC. Après avoir traîné ses guêtres pendant un certain temps – le film lui aussi, traîne un peu trop – Mikey fait la connaissance de Railey-Strawberry, la petite rouquine vendeuse de donuts dans un magasin fréquenté par les ouvriers du coin, le Donut Hole. C’est le coup de foudre. Ou plutôt le coup de génie : Strawberry est déjà un nom de scène épatant pour devenir une star précoce, très précoce du porno (elle n’a que dix-sept ans). Mikey en fait son affaire, il va administrer sa carrière et repartir pour Los Angeles sous peu. En attendant, il drague lourdement la jeune fille et en profite pour mettre quelques billets de côté en refourguant de l’herbe aux ouvriers désespérés. Convaincre la petite ne sera pas si aisé. Ainsi, tandis que Mikey se vante d’avoir remporté pas moins de trois prix aux AVN Awards (les Academy Awards du porno) avec trois partenaires différentes pour des fellations réalisées à la perfection, elle objecte : « Mais c’est la scène de la fille, non ? Pourquoi c’est toi qu’on récompense ? ».
Peut-être qu’avec cette Lolita gourmande de steaks texans, les choses peuvent être différentes, se surprend à penser Mikey le balourd. Peut-être qu’une échappée est possible, elle en petite robe vichy jaune, lui en marcel se prenant pour un James Dean du dimanche… Nous aussi sommes séduits un instant par cette amourette. Elle est sordide, bien sûr, mais Strawberry par son rire cristallin, ouvre une brèche. Insensiblement, le film passe d’un certain réalisme social, à une comédie romantique, interrompue par quelques scènes vraiment drôles (Simon Rex en entretien d’embauche, ou encore nu comme un ver, ou bien pris dans un spectaculaire carambolage sur le périphérique) qui font parfois songer aux situations rocambolesques qu’on trouvait dans Snatch (2000) de Guy Ritchie, une autre histoire de pauvres types.
En réalité, il y a un peu dans Red Rocket de ce projet de romance que Baker a provisoirement mis de côté. Une romance qui naît au cœur de l’été 2016 dans une atmosphère de danger imminent. La chaleur humide est étouffante, l’air est vicié, les cendriers pleins à ras-bord, la ville déserte, les ouvriers fatigués. Au petit matin pourtant, Mikey attend, sourire benêt aux lèvres, devant le petit pavillon rose de Railey. Comme si la vie était sur le point de vraiment commencer.
- Red Rocket, un film de Sean Baker, avec Simon Rex, Bree Elrod, Ethan Darbone, en salles le 2 février 2022