Voici un livre qui aurait sûrement fait rire Emil Cioran, ce faux pessimiste qui publia, à un âge avancé de 62 ans De l’inconvénient d’être né. La 4e de couverture de ce recueil annonçait : «Mieux encore que dans le malaise et l’accablement, c’est dans des instants d’une insoutenable plénitude que nous comprenons la catastrophe de la naissance. […] Nous retrouvons cette expérience extatique lorsque, à la faveur de quelque état extrême, nous liquidons notre identité et brisons nos limites. »
Pensée incarnée
Alors voilà : Frédéric Dechaux, qui publie là son premier livre, après plus de 20 années d’attente et de refus éditoriaux (il se présente aux éditeurs comme « écrivain raté » ; ce qui est bien sûr une manière d’antiphrase), est aussi un faux désespéré ; il est au cynisme contemporain façon Michel Houellebecq ce que Nietzsche est à Arthur Schopenhauer : son indéniable dépassement, dans un grand élan créateur et vitaliste. Lisez ceci, dès la première ligne : « Chaque plongée dans la clarté de l’instant vous illumine l’esprit avec plus de force que toute autre drogue. » Plus loin, page 11 : « Jouissance dans la solitude de l’élan vers l’infini et de la présence au monde. » Et encore : « La majesté qu’incarne le battement d’ailes d’un aigle. Un oiseau libre. J’aspire à cet envol. » On reconnaît là l’oiseau emblème de Zarathoustra : l’aigle. Le corps du grand philosophe dionysiaque n’est jamais loin ; ainsi, page 21, cet aphorisme : « Nietzsche, pendant ses séjours à Sils-Maria, prenait bien soin de se promener au milieu des paysages enneigés… Ainsi, par le mouvement du corps, découvrait-il à quel point il ressentait la puissance de la vie. » Rien d’éthéré, ici, mais une pensée incarnée.
Frédéric Dechaux est au cynisme contemporain façon Michel Houellebecq ce que Nietzsche est à Arthur Schopenhauer : son indéniable dépassement, dans un grand élan créateur et vitaliste.
Dans la lignée des grands moralistes français, qu’il cite tous (La Rochefoucauld, Vauvenargues, Chamfort), Dechaux refuse, par son type d’écriture en maximes et aphorismes discontinus, le discours construit, démonstratif et prescriptif, et conteste ainsi la posture d’autorité et de savoir qui y est attachée et qui est précisément celle du « moralisateur », c’est-à-dire du philosophe, ou du curé. On le sait, la critique du 19e siècle a considéré que le courant moraliste avait été le caractère le plus distinctif de l’esprit français du 17e, et d’abord comme réaction contre le matérialisme ou l’indifférence morale. Dechaux, à son tour, jette ses forces, c’est-à-dire son corps, dans ce combat : « À en croire Shelley, on se préparait déjà, au tout début de l’ère moderne, en Occident, à subir l’emprise de la finance (marchandisation du monde, réification des êtres, uniformisation des comportements). / L’anéantissement de l’Humanité trouve son origine dans l’universalisation de ce processus. »
Pourtant, chez Dechaux, il y a plus : toute une pensée issue des stoïciens grecs (Héraclite, Sénèque, Épictète et Diogène sont cités), mais aussi des philosophies orientales (de Bouddha à Krishna, en passant par Lao-Tseu), s’ajoute à celle des moralistes français précités et lui permet ainsi de les dépasser tous, dans une grande synthèse que voici formulée : « Dans la Bhagavad-Gita, enseignement de l’équilibre entre la connaissance et l’action avec prééminence de la première. C’était là une morale saine et vigoureuse que les sociétés contemporaines, perverses et dégradantes, combattent avec force, elles dont le but ultime est que nul n’échappe à la logique spectaculaire. Krishna, en tant que manifestation divine, incitait à la parfaite réalisation de soi ; désormais, en des temps aussi misérables que les nôtres, il ne reste plus de tolérance que pour une marchandisation de soi. » Qui a mieux pensé l’uberisation du monde ?
Le lecteur aura remarqué, au cours de cette longue — trop longue — citation, combien l’écrivain ponctue excellemment son texte : Frédéric Dechaux, toujours, sonne.
Il est tout à fait symptomatique que les « grands » éditeurs aient refus é ce texte, et que ce soit un tout petit qui l’ait publié : tel est l’inconvénient de vivre dans une époque de trahison globale du renouveau littéraire par les « grands » éditeurs…
P.-S : Pour ceux qui ne seraient pas encore convaincus de la beauté de ce livre de Frédéric Dechaux, ils pourront attendre un peu, et s’en faire une idée plus détaillée dans la prochaine livraison des Cahiers de Tinbad (N°4, été 2017), qui en publiera de larges extraits ; mais attention : ils n’auront alors pas d’autre choix intérieur que d’acheter ce volume… Tel est l’avantage des bonnes revues : elles donnent envie de lire !…
- Réflexions buissonnières (aphorismes), Frédéric Dechaux, éd. Unicité, 82 pages, 15€
Guillaume Basquin