Sous ses allures de film militant prévisible, Règle 34 déploie, avec la rigidité d’un règlement, un propos radical sur l’intrication de la politique et de la sexualité.
« Je suis désolée si ma libido n’est pas assez politique pour toi », lance Simone à une amie inquiète des pratiques sexuelles extrêmes qu’elle explore. Il y a quelque chose de rohmérien dans l’affirmation de l’héroïne qui brandit la vérité de son désir en faisant fi des conventions. Tel est donc le point de départ du troisième film de la brésilienne Julia Murat, acclamé à juste titre au festival de Locarno : en matière de sexualité, est-il possible de faire une épistémologie de la domination sans verser dans la moraline ? C’est le pari que Simone, une jeune apprentie avocate, cherche à tenir. De jour, elle participe à de longues et fécondes discussions à propos des réformes du droit pénal brésilien qu’il s’agirait de mener pour fonder une société plus juste. En tant que femme noire, elle ne cesse de ramener ses camarades masculins, blancs et insupportablement présomptueux, à la nécessité de réfléchir à la situation du savoir qu’ils prétendent détenir. Pourtant, l’extra-lucidité de Simone ne la dispense pas de quelques contradictions, non seulement entre sa vie professionnelle et sa vie privée, mais aussi entre ses désirs illicites et la codification des pratiques sadomasochistes par l’industrie pornographique. L’intelligence et l’aura érotique de Simone viennent de sa conscience aiguë de l’origine des fantasmes qui troublent son sommeil. Elle les sait implantés de l’extérieur, elle n’ignore pas qu’ils s’inscrivent au cœur de sa position de dominée. Munie de ces catégories critiques, elle occupe ses longues soirées à titiller des utilisateurs anonymes d’un site type chatroulette version dirty, et à amasser une monnaie virtuelle au gré de l’excitation de la cour qui l’observe derrière un écran. Ainsi, de défenseuse des droits des femmes, Simone passe à cam girl prospère la nuit tombée, prête à dépasser les bornes de la sexualité vanille. Cette aventure la mène aux confins de sa propre identité de genre, de sexe et de race. Au travers d’échanges avec un utilisateur plus entreprenant que les autres, baptisé Mr Cock, elle réalise que ce sont les pratiques BDSM, et notamment celle de l’auto-asphyxie qui stimulent son imaginaire.
Politique de l’identité
Didactique et conceptuel, le film parvient néanmoins à articuler intelligemment les notions qu’il analyse au travers d’une alternance sèche entre les scènes diurnes et les scènes nocturnes. La rigidité de la mise en scène s’accompagne également d’un usage très réussi des outils numériques (textos, conversations sur Skype, cam girl session). Pour Simone, interprétée par Sol Miranda, une actrice à la présence irradiante, chaque découverte suscite une bouffée d’excitation. De retour dans le quotidien sordide d’une association de défense du droit des femmes victimes de violences conjugales, elle déchante aussitôt. La contradiction ne donne pourtant pas lieu à une opposition bêtassonne entre la lutte politique et la licence sexuelle. Simone n’est pas plus dogmatique dans les mots du droit que dans les choses de la chair. Sous forme de coming—of-age tardif, Règle 34 emprunte parfois des chemins de traverse, à l’instar de troublantes scènes érotiques où Simone joue avec son colocataire queer et sa partenaire de self-defense. Dans la douceur d’un appartement décoré d’un dessin suggestif de Manara, le brouhaha théorique s’interrompt enfin pour laisser place à la découverte maladroite de la jouissance. Les trois amis se sourient, se tâtent, se pincent et se mordent comme des amoureux gourmands. Ils se surprennent parfois, et s’amusent souvent, y compris devant la webcam que Simone partage désormais avec eux. Dans une très jolie séquence de jeu, Simone et son compère (Lucas Andrade) s’essayent à la cruauté au moyen d’un verre brisé et d’un petit couteau à la lame aiguisée qu’ils font glisser lentement le long des somptueuses courbes du corps de la jeune femme. C’est alors que la longueur et la fixité des plans prend tout son sens.
Selon la cinéaste, il semblerait que la seule règle érotique qui vaille soit la suspension des normes et la fluidité d’un désir qui change constamment d’objet.
Il ne s’agit plus de construire un dispositif théorique et de fabriquer artificiellement l’espace cinématographique d’un discours mais d’indexer la durée du plan sur le temps long de l’expérience sexuelle. Ce qui ressort avant tout de l’austérité de la mise en scène de Julia Murat, c’est que précisément les catégories, les binarités et les pétitions de principe n’ont qu’une valeur illusoire. C’est le sens profond de la fameuse règle 34 auquel le titre renvoie : si quelque chose existe, il y en a nécessairement une version pornographique répertoriée. Pourtant, selon la cinéaste, il semblerait que la seule règle érotique qui vaille soit la suspension des normes et la fluidité d’un désir qui change constamment d’objet. Simone parviendra-t-elle à reconnaître les contradictions de race, de classe et de genre dans sa vie intime et politique sans dissoudre le projet de transformation sociale auquel elle est passionnément dévouée ? Murat choisit-elle l’angle du portrait pour suggérer l’existence d’une myriade d’identités parcellaires ? La question reste ouverte et la fin du film ne donnera pas de réelle réponse. Au terme de son parcours, ou plutôt à l’aube d’une nouvelle ère, Simone attend fébrilement son amant virtuel auquel elle vient de donner rendez-vous chez elle et lui écrit : « La seule règle… c’est qu’il n’y a pas de règles ». Est-ce une révolte ? Non Sire, c’est une révolution.
Règle 34, un film de Julia Murat, avec Sol Miranda, Lucas Andrade. En salles le 7 juin.