Rémi Brague est professeur émérite de philosophie médiévale. Auteur des Vérités devenues folles, cet universitaire peu consensuel dénonce les mirages d’une civilisation sans Dieu. Dans son dernier ouvrage Après l’Humanisme (Editions Salvator), le philosophe dénonce ce culte de l’humanité apparu avec la modernité vidé de sa substance théologique. Au moment où le transhumanisme et le génie génétique commencent à s’imposer dans le débat public, ce livre propose un chemin anthropologique particulier, celui du christianisme.
D’emblée, il s’agit pour l’auteur de revenir à la source du terme « humanisme » employé à tort et à travers : apparu vraisemblablement en 1808 sous la plume de Niethammer, théologien allemand, il désigne un type de pédagogie qui se distingue du philantropisme des Lumières. Utilisé par de nombreux penseurs dont Proudhon, il recouvre deux réalités : d’une part, la revalorisation des études classiques ; d’autre part, le projet d’auto-détermination de l’homme prenant racine chez les jeunes hégéliens dont Feuerbach et Marx. Ainsi, l’humaniste est l’érudit qui, à la manière d’Erasme, se passionne pour les humanités antiques mais aussi celui qui tend à s’émanciper du cadre religieux : sous l’Angleterre victorienne, « humanist » est un mot qui désigne « athéiste ».S’il résonne particulièrement pour nos contemporains, l’adjectif « humain » pose un certain nombre de problèmes. Bien souvent, il fixe un certain type d’humanité qui exclue toutes les autres : nous pouvons penser au fait d’être Grecs par rapport aux Barbares. Egalement, l’humaniste, soucieux de libérer l’homme des tutelles qui l’entravent et de le soutenir dans ses velléités de domination, a la fâcheuse tendance d’occulter une question fondamentale : qu’est-ce qui véritablement fait l’humanité de l’homme ? Ainsi, le présocratique Démocrite affirme sans ambages « Tout le monde sait ce qu’est l’homme », tandis que le fondateur du matérialisme historique déclare qu’il s’agit d’une interrogation « absurde » (Manuscrits de 1844).
Avant d’arriver à cette place éminente, l’homme a pu être défini de différentes manières. Rémi Brague rappelle le peu de valeur qu’avait l’homme aux yeux des Grecs archaïques : faible et ambivalent pour Homère et Sophocle, Homo Sapiens prend part à un univers ordonné où il fait partie des forces du cosmos. Peu à peu, la Grèce classique, la Rome Antique puis le christianisme lui donnent une place de premier rang : si Aristote fait de l’homme un animal rationnel supérieur au règne animal, le christianisme fait de ce dernier une créature modelée à partir de l’image de Dieu. A l’orée du XVIIe siècle, cette tendance se radicalise très nettement avec le début du règne de l’Homme théorisé par Francis Bacon puis par René Descartes : dans ce cadre, notre espèce n’a de valeur que par le sceau qu’elle laisse sur la Nature. Enfin, l’humanisme athée dénoncé par Henri de Lubac prend place au XIXème siècle, proclamant la supériorité l’espèce humaine sur tout, y compris sur son Créateur : Marx, figure de proue de ce mouvement, établit un parallèle entre elle et Prométhée volant le feu et le savoir-faire aux dieux.
À la suite de ces distinctions capitales, le philosophe s’attelle à égrener les différentes déconstructions de ces privilèges humains par le post-modernisme : l’écologie profonde, préconisant parfois la réduction drastique de la population humaine, souhaite démontrer l’incidence nuisible que cette dernière a sur son environnement. Productrice d’entropie, notre espèce est la seule à pouvoir tout emporter sur son passage, y compris elle-même : sa légitimité s’en trouve menacée. Brague cite à ce sujet deux romanciers précurseurs Döblin et Flaubert, pour qui notre race était « maudite dès son berceau » (Mémoires d’un fou). A un certain anti-humanisme écologiste s’ajoute un relativisme scientifique : l’homme s’apparenterait à un animal supérieur qui partage 97% de son ADN avec le singe et 95% avec le cochon. Non sans humour, l’auteur nous rappelle que le fait de parler français est partagé par la plupart des Français avec Proust : toute la différence réside dans le style.
Jadis portée aux nues, notre espèce est menacée d’illégitimité et d’insignifiance ; pourtant les droits de l’Homme n’ont jamais été autant défendus par ses thuriféraires : sans fondement religieux, comment comprendre et défendre l’humanité de l’Homme ? Cela est difficilement soutenable nous dit Brague.
La christologie contre la fin de l’Homme
Avant tout, Rémi Brague nous rappelle une évidence mise en lumière par l’anthropologie, l’Homme est insaisissable et il demeure « en chemin » selon l’expression consacrée (in via). Le christianisme, loin d’un dogme figé, reconnaît cette vérité. Ainsi, Saint Paul proclame : « Pétri d’argile, le premier homme vient de la terre ; le second homme, lui, vient du Ciel » (Epître aux Corinthiens).
Déchu, le premier Adam est appelé au Salut par l’intermédiaire de la figure du Christ : homme parfait et accompli, il incarne le modèle suprême de l’humanité. Ludwig Feuerbach, jeune hégélien écrit à ce sujet : « Le Christ est le modèle, l’idée vivante de l’humanité, l’incarnation de toutes les perfections morales et divines, à l’exclusion de tout le négatif » (L’Essence du christianisme).
Afin de défendre le christianisme, Rémi Brague souhaite montrer les dégâts provoqués par des anthropologies souhaitant rompre avec leur socle théologique menant selon lui à défigurer les hommes
Cependant, cette possibilité de suivre un charpentier juif mort à trente-trois ans comporte un certain nombre de désavantages pour notre monde : porté vers l’appât du gain, la gloire et les vanités, le moderne peut ne pas se retrouver dans le fils de Dieu qui a donné sa vie pour sauver le genre humain de la perdition. Ainsi, la thématique de l’abaissement est très présente dans les Evangiles : il s’agit de s’abaisser pour être mieux élevé. Le terme de kénose qui implique le dépouillement du Christ renvoie au fait souligné maintes fois par Nietzsche que l’Homme est l’animal malade par excellence : si un certain humanisme souhaite exhausser ce dernier indépendamment de toute aide extérieure, notamment en souhaitant la mort de la mort par le biais de la technique et de la science, le christianisme ne fait pas l’impasse sur les zones d’ombre de la condition humaine. Êtres déchus à cause du péché originel, nous sommes fragiles, exposés à la mort et parfois mécontents de nos existences, nous avons perdus les dons préternaturels que sont la science infuse, l’immortalité et le lien direct avec notre Créateur : seul le Christ, nous dit Brague, peut combler cette incomplétude existentielle qui accable les hommes.
Nous pourrions nous demander ce que la christologie a de particulier par rapport aux autres anthropologies : elle est, au sens strict, excentrique. Charles Lyell, géologue de renom, a évoqué le chaînon manquant, censé rendre compte des lacunes dans notre arbre phylogénétique ; au XXe siècle, l’humoriste Pierre Dac a déclaré à ce sujet : « Le chaînon manquant entre le singe et l’homme : c’est nous ! ». Si le philosophe emploie l’humour, c’est pour évoquer quelque chose d’éminemment sérieux, à savoir la distinction capitale entre l’hominisation et l’humanisation. Nous pouvons tous constater, d’un point de vue purement descriptif, que nos ancêtres ont anthropisé notre milieu : or, l’humain est plus que l’empreinte qu’il laisse derrière lui nous dit Brague, il est qualitativement celui qui peut s’améliorer, on dit qu’il s’humanise. La différence présente en anglais entre human et humane met l’accent sur ce point. A cela s’ajoute le fait qu’Homo Sapiens est le seul être de la création capable d’être si cruel, il s’apparente à l’inhumain par excellence.
Afin de défendre le christianisme, Rémi Brague souhaite montrer les dégâts provoqués par des anthropologies souhaitant rompre avec leur socle théologique menant selon lui à défigurer les hommes : si ces derniers rejettent Dieu, ils se doivent de trouver un étalon inférieur dans l’être au sein de toutes les idolâtries. Ce terme dénoncé dans la Bible désigne l’adoration de sa propre image idéalisée : ainsi, Rémi Brague, intempestif, défend la christologie contre ce qu’il nomme l’humanitarisme. Ce dernier, attaché à délier la personne de ses permanences, exalte l’humanité comme une entité abstraite : les révolutionnaires français en s’attachant à l’Homme ont adoré (« prier devant ») une coquille vide, une entité arrachée à tous ses enracinements. Pire que cela, en détachant la bonté christique de sa source, l’humaniste se fait le plus grand pourvoyeur de charniers : citant la romancière irlandaise Flannery O’Connor, il affirme que lorsque « la tendresse est séparée de sa source, son dérivatif logique est la terreur » (Introduction aux mémoires de Mary Ann) .
Enfin, il s’attelle à brocarder le relativisme moderne, le subjectivisme, les biotechnologies ainsi que l’idéologie transhumaniste : en souhaitant couper l’Homme de son créateur, ces paradigmes mènent immanquablement à une déshumanisation progressive. Paradoxalement, pour être pleinement hommes, nous devons aller à la rencontre de l’altérité suprême, celle du Christ.
A présent, étudions les différentes conquêtes du christianisme au cours de l’Histoire énoncées par Rémi Brague.
Des apports majeurs du christianisme
Tout d’abord, Rémi Brague cherche à mettre en avant les points positifs que le christianisme a pu apporter au monde : réellement humaine, cette religion n’a pas manqué de souligner le privilège humain de se tenir debout, notamment pour contempler les étoiles et plus généralement le ciel. Proleptique, cette dernière peut être qualifiée d’une marche en avant d’une humanité qui par sa situation cosmique est le reflet des perfections divines : en effet, par sa raison, l’humain est à même d’atteindre la Vérité : comme l’écrit Lactance, « la raison connaît la raison qui se connaît dans les choses » (De la colère de Dieu).
Provocant et érudit, le dernier ouvrage de Rémi Brague souligne les failles d’un humanisme souhaitant se défaire de ses sources religieuses.
De plus, elle a l’avantage de faire de la mort une propriété positive, ce qui est assez inhabituel : en chemin vers la vie éternelle, le chrétien sait qu’il est bon qu’il soit de ce monde et qu’il doit tendre vers la sainteté. Si pour de nombreuses spiritualités, la mort débouche sur le néant, le christianisme a la force d’annoncer la résurrection des hommes, par la chair et par l’esprit. Ainsi, l’angoisse inhérente à notre condition, cette peur de la peur, peut receler une conversion future : Tolstoï, chrétien anarchisant, fait part de cette expérience troublante dans une lettre à sa femme. S’il se révolte dans un premier temps contre sa mortalité, il fait malgré tout comme si Dieu existait. Cela le conduit à un christianisme plus intransigeant que celui des croyants moyens.
En outre, les enseignements du Christ ont pour eux de s’accorder avec les grandes sagesses de l’humanité : or, à l’inverse de ces dernières, ils ne sont pas prescriptifs concernant la nourriture, l’hygiène, les vêtements ; tout cela est laissé au discernement humain. N’étant pas une orthopraxie, le christianisme se concentre sur la sincérité de la bonté des croyants. Extrêmement virulent contre les pharisiens, le Christ insiste sur l’Amour, qui loin d’abolir la loi juive, la remplit de l’Esprit.
Également, l’unicité de la personne constitue une des pierres fondamentales de l’édifice chrétien : chaque homme est unique et son aventure ici-bas est irremplaçable, il est donc seul responsable de ses actes devant Dieu. Créature éminente, l’homme, qu’il soit chrétien ou non, mérite un égard particulier, ce qui a des implications morales : n’étant pas un amas de cellules mais une personne appelée par le Christ, il doit être respecté. Plus que cela, chacun doit être aimé : le christianisme est la seule religion qui prescrive l’amour inconditionnel du prochain sans aucune référence à son ethnie ou à sa spiritualité. Enfin, le christianisme a engendré Bach, Palestrina, Mozart, la laïcité, les hôpitaux, la démocratie, la science ou encore la peinture réaliste.
Provocant et érudit, le dernier ouvrage de Rémi Brague souligne les failles d’un humanisme souhaitant se défaire de ses sources religieuses. Parasitaire, le moderne se nourrit du christianisme tout en l’affaiblissant : au moment où l’humanité est menacée par différentes catastrophes dans sa légitimité, la christologie décrite par le philosophe nous promet rien de moins que le Salut.
- Rémi Brague, Après l’humanisme, éditions Salvador, 2023.
Crédit photo : Rémi Brague par Yrieix Denis