Toute la semaine, Zone Critique part à la découverte de la littérature slovène contemporaine, et dresse le portrait des grandes figures et des nouvelles voix qui la composent. Andrée Lück Gayea publié de très nombreuses traductions de la littérature slovène, qu’elle a largement contribué à faire connaître en France. Elle est notamment la principale traductrice de l’œuvre de Drago Jančar, et a traduit en français Pèlerin parmi les ombres de Boris Pahor. Zone Critique est parti à sa rencontre.
Vos origines slovènes ont-elles motivé votre travail de traductrice ? Vous êtes vous engagée dans ce travail en raison de votre proximité avec la Slovénie ?
Mon travail de traduction est absolument lié à mes origines. Mon grand-père paternel, que j’ai peu connu, avait des papiers d’identité yougoslaves et hongrois. Ses enfants ne connaissaient pas sa nationalité d’origine. Et pour cause, il était né dans la région slovène de Prekmurje qui fut jusqu’à la Première Guerre mondiale sous domination hongroise. Dans les années soixante-dix, j’ai recherché sa famille et pour pouvoir communiquer avec elle j’ai appris le slovène à L’INALCO. Et c’est ainsi que, par hasard, sur une proposition de mon professeur de slovène, M. Vincenot, j’ai traduit un roman passionnant de Vladimir Kavčič qui parle des procès de Dachau… la traduction n’a jamais été publiée…
Quel regard portez-vous sur la réception de la littérature slovène aujourd’hui en France ? Gagnerait-elle à être davantage connue et reconnue et si oui, comment ? Quel chemin a été parcouru jusqu’à présent dans cette reconnaissance de la culture slovène à l’international ?
Quand a paru la traduction de Pèlerin parmi les ombres de Boris Pahor en 1990, les romanciers slovènes étaient quasiment inconnus. POF avait publié deux traductions de Ciril Kosmač qui n’ont pas été remarquées par la critique à l’époque et Gallimard une traduction de Florjan Lipuš (à partir de la traduction allemande !). En 1988 avait paru la première traduction d’Alamut de Bartol qui a été un vrai succès de librairie, mais qui, sans doute en raison de son sujet « exotique », n’a pas été repéré comme un roman slovène. En revanche, des poètes (Kosovel, Bor, Gradnik, Zupancic, Zajc) avaient été traduits, la plupart du temps par Marc Alyn, et publiés chez Seghers.
Dans les années quatre-vingt-dix, il y a eu un « frémissement » : paraissent un roman de France Bevk, un de Franček Rudolf, un de Rebula et surtout quatre traductions de Boris Pahor dont la personnalité autant que l’œuvre ont attiré l’attention des critiques, donc des lecteurs.
Mais c’est à partir des années 2000 avec notamment les traductions de Drago Jančar que la littérature slovène acquiert une certaine visibilité en France. Et la remise du Prix du meilleur livre étranger à Jančar pour Cette nuit, je l’ai vue a accéléré le processus. Ainsi que la création en 2012 des Éditions franco-slovènes, une petite maison d’édition, qui a maintenant à son actif dix traductions d’auteurs slovènes. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer le rôle qui est souvent joué par les « petits » éditeurs, pour les « petites langues », et dans le cas du slovène par l’Esprit des péninsules et Passage du nord ouest, qui ont notamment permis d’attirer l’attention sur Drago Jančar. L’auteur a ensuite été remarqué par les éditions Phébus qui détiennent maintenant les droits de pratiquement toutes ses traductions. J’ai aussi traduit une trilogie de Kovačič pour le Seuil. Ce roman, élu meilleur roman du XXe siècle par les critiques littéraires slovènes, est passé complètement inaperçu en France (une seule critique, de Hugo Pradelle) alors que c’est un chef-d’œuvre.
La littérature slovène est donc toujours largement méconnue en France et c’est ce qui explique que des classiques comme Ivan Cankar mais aussi beaucoup d’auteurs contemporains talentueux ne sont pas publiés en France alors que certains le sont depuis longtemps en allemand et en anglais notamment. Souvent on me pose la question : pourquoi tel ou tel auteur n’est pas traduit ? Mais la vraie question, c’est pourquoi ces auteurs-là ne sont pas publiés, c’est-à-dire pourquoi ces auteurs n’intéressent pas les éditeurs ? Je sais que des traductions de Cankar, de Kosovel, de Zupan, de Kranjec, mais aussi d’auteurs contemporains talentueux dorment dans des tiroirs faute d’éditeurs.
Quel rôle a joué Boris Pahor, grand défenseur de l’identité slovène à l’international ?
Pour en revenir à Boris Pahor, l’homme a réellement eu une vie hors du commun. Né à Trieste, il commence sa scolarité en slovène, pendant quatre ans, puis il doit continuer en italien. Il fait son service militaire en Libye, où il repasse son baccalauréat qu’il a pourtant obtenu six ans plus tôt mais qui n’est plus reconnu ! En 1944, il est arrêté par des domobranci, livré à la Gestapo et déporté en Allemagne. Quand il rentre à Trieste après un séjour sanitaire en France, il a rapidement des rapports difficiles avec les autorités yougoslaves. Il est notamment rédacteur en chef d’une revue Zaliv qui est interdite en Yougoslavie. En 1975 la revue publie une interview d’Edvard Kocbek (un chrétien de gauche, qui, après avoir rejoint le front de libération et avoir même été ministre dans le gouvernement de Tito après guerre, entre en conflit avec le régime en place dès les années cinquante). Boris Pahor est alors interdit de séjour en Slovénie pendant quelques années. Ce sont sans doute ses prises de position politiques qui expliquent sa reconnaissance assez tardive en Slovénie. À partir des années quatre-vingt, Boris Pahor peut revenir en Yougoslavie et en 1987 ou 88, donc avant l’indépendance, l’association des écrivains slovènes me demande de traduire Nekropola, un récit qui est publié en 1990 à la Table ronde sous le titre Pèlerin parmi les ombres. Et c’est à partir de la traduction française que l’écrivain est connu en Europe, d’abord en Italie puis en Allemagne. Et il fait maintenant partie des auteurs étudiés en Slovénie.
Qu’essayez-vous particulièrement de rendre ou de conserver dans la langue de Pahor et Jančar? Et qu’est-ce qui a été particulièrement difficile à traduire dans La fuite extraordinaire de Johannes Ott d’un point de vue linguistique ? Pourquoi ce livre est-il traduit maintenant, alors qu’il s’agit historiquement d’un des premiers livres de Jančar ?
Les langues de Boris Pahor et de Drago Jančar ont chacune leur particularité.
Boris Pahor se qualifie lui-même d’écrivain slovène de Trieste, et il a vécu et travaillé en Italie. Sa langue s’en ressent. Son vocabulaire est classique voire légèrement vieilli, et sa phrase est souvent longue, longue, et complexe et j’ai essayé autant que faire se peut de garder ce long phrasé dans les traductions. Boris Pahor a vécu enfant la montée du fascisme en Italie, sans doute partagé entre la peur et l’incompréhension, il a dû se soumettre aux diktats des nouveaux maîtres. Il faut lire à ce sujet la nouvelle qui raconte l’incendie de la Maison de la culture slovène (Narodni dom) par les chemises noires en 1920. Ainsi que les autres nouvelles qui illustrent la situation de la minorité slovène en Italie, narrées à la troisième personne, ce qui à mon sens donne plus de force au témoignage. Entre les deux guerres, le pouvoir fasciste a interdit l’utilisation du slovène en Italie, fermé les écoles et les institutions slovènes. Les noms des Slovènes sont italianisés de force. Toutes ces mesures sont aussi appliquées dans la partie de la Slovénie – et aussi de la Croatie — passée sous la coupe de l’Italie après la Première Guerre mondiale.
Pahor a toujours écrit en slovène, alors qu’il était citoyen italien et professeur de littérature italienne, ce qui lui a valu à juste titre sa réputation de défenseur de la langue slovène.
Quant à Drago Jančar, il est né à Maribor, dans cette ville où Hitler, lors de sa visite en 1942, a ordonné à ses troupes de tout faire pour que cette région, la Styrie, « redevienne allemande ». Dans certains romans, Jančar utilise des mots du dialecte local très influencé par l’allemand et dont certains d’ailleurs n’ont pas d’équivalent en français.
Le dernier roman de Drago Jančar paru en traduction française cette année en mars est paradoxalement le premier qu’il ait écrit (en 72). Et c’était déjà une œuvre ! La traduction m’a donné du fil à retordre, d’abord il s’agit d’une époque méconnue, et peu documentée, en français en tout cas. En Europe centrale, le XVIIème siècle est encore médiéval et les diverses pratiques occultes telles que la sorcellerie, les sectes, l’occultisme n’ont pas encore disparu. J’ai eu quelques difficultés à trouver les noms de ses instruments de torture… De plus, la langue, la syntaxe aussi parfois, est assez baroque, elle utilise des termes dialectaux, des mots très littéraires et d’autres absolument vieillis, archaïques dont je n’ai pu trouver la définition que dans le premier dictionnaire slovène (un dictionnaire slovène/allemand !). Merci à la Slovénie qui met tous ses dictionnaires en ligne, gratuitement. Mais déjà dans ce premier roman, on voit apparaître certains traits stylistiques qui caractérisent l’écriture de Drago Jančar, notamment une utilisation remarquable du rappel, de la reprise, de la répétition poétique. On perçoit déjà également sa capacité à créer une atmosphère dans un temps et un lieu donnés en décrivant par exemple les auberges, les logements la cuisine… alors qu’on ne peut pas qualifier ce roman de réaliste.
Dans ce premier roman, alors que le sujet est finalement tragique, on a déjà affaire à une des marques de fabrique de Jančar, l’utilisation de l’ironie, voire de l’humour noir (cf. la scène avec l’empereur) qu’on retrouve dans absolument tous les romans qui suivront.
Si l’unité de l’œuvre de Boris Pahor se fait indéniablement autour de Trieste, le domaine de prédilection de Drago Jančar se trouve à l’opposé géographique, dans la région de Maribor, la Styrie
Si l’unité de l’œuvre de Boris Pahor se fait indéniablement autour de Trieste, le domaine de prédilection de Drago Jančar se trouve à l’opposé géographique, dans la région de Maribor, la Styrie (et à l’occasion l’Autriche, par exemple dans Six mois dans la vie de Ciril). On rencontre un certain nombre de thèmes récurrents, les bouleversements du monde, la guerre, les conflits entre l’individu et les autorités ou la société, l’amour et les problèmes existentiels qui sont à chaque fois ou presque sous-tendus par un arrière-plan historique différent, exprimés par un style et un niveau de langue différents.
Même si c’est une vision désespérée de la vie, l’écrasement de l’homme sous les menaces totalitaires, le sentiment d’impuissance face à l’absurdité du monde et de la condition humaine, qui sous-tend chacun de ses récits, on remarque en même temps l’entrain, la vigueur, l’invention narrative de l’auteur.
Ces deux auteurs constituent le symbole de ce que fut la Slovénie pendant longtemps, une terre des Habsbourg partagée entre deux langues, l’allemand au nord et l’italien au sud.
Quelles sont les difficultés de la traduction du slovène vers le français ?Sur quoi concentrez-vous votre travail de traduction ? Est-ce qu’il y a des intraduisibles entre le slovène et le français et pourquoi ? Le passé de la langue slovène (interdiction de parler slovène qu’évoque Pahor par exemple, transformation de l’héritage linguistique et culturel slovène vers le germanique dans Et l’amour aussi a besoin de repos) se ressent-il dans sa littérature, et comment le rend-on en français ?
Une des difficultés de la traduction du slovène vers le français est le manque de documentation, c’est-à-dire en fait le manque d’intérêt des Français pour l’histoire ancienne et récente de l’Europe centrale. Quand je cherche des informations, je trouve souvent des articles en allemand – que je ne lis pas !- mais pas en français. Il y a donc des termes qui parfois renvoient à des réalités historiques qui n’ont pas de traductions. Je dois alors choisir d’inventer la mienne ou de garder le terme original. Le choix n’est pas toujours facile. Par exemple, je n’ai trouvé qu’un article en français (écrit par un Slovène) qui fait allusion mais sans entrer dans le détail, au fait que les Slovènes avaient été la seule population non juive à être classifiée par les nazis. Pour traduire le groupe 3, celui du héros, je n’ai pas pu m’appuyer sur des traductions d’historiens puisque cette question ne semble pas avoir été étudiée (ou alors, elle est restée très confidentielle…).
Un autre problème important, c‘est la différence des systèmes verbaux : un passé en slovène (il existait autrefois un second passé qu’on pourrait appeler antérieur qui n’est pratiquement plus utilisé) pour traduire les 5 temps passés de l’indicatif en français, heureusement complété par des expressions de l’aspect plus formalisées qu’en français.
Au-delà de ces quelques considérations techniques, je n’ai pas grand-chose à dire sur ma façon de traduire. Je n’ai pas de formation de traductrice, comme je l’ai dit, je suis arrivée par hasard dans ce « métier », et je n’ai pas de théorie. Mon objectif, c’est d’être fidèle au texte, d’en être proche, de garder toutes ses particularités, tout en étant lisible en français. Ça semble simple, énoncé comme ça, en fait c’est très difficile, et je passe beaucoup de temps à trouver la solution la plus juste pour presque chaque mot, chaque construction.
Qui souhaiteriez-vous traduire ? Quels sont vos projets ?
En ce moment, je traduis un roman de Florjan Lipuš, encensé à sa sortie par Peter Handke dans Libération. Pour la première fois, je travaille avec une traductrice slovène, Marjeta Novak Kajzer, car l’auteur est cette fois un Slovène de Carinthie (Autriche) et il emploie parfois un vocabulaire dialectal que je ne connais pas. Au début du confinement, j’ai été contactée (et ça aussi c’est une première) par un éditeur qui avait lu dans le blog « Passage à l’est » rédigé par Bénédicte Williams que j’avais des textes partiellement ou entièrement traduits dans mes tiroirs. Après quelques courriers, nous avons donc signé avec Olivier Desmettre des Éditions do et le roman devrait paraître en mars prochain. J’ai l’intention de continuer à traduire Drago Jančar et j’attends d’ailleurs la parution de son prochain roman prévue pour décembre ou janvier. Par ailleurs, je cherche un éditeur pour un grand roman populaire au sujet vraiment extraordinaire : l’émigration des femmes slovènes pendant une centaine d’années à Alexandrie où elles étaient surtout nourrices, mais pas seulement. Et pour finir, si quelque éditeur curieux lit cet article, je citerai encore un auteur très intéressant, Goran Vojnović, dont plusieurs romans mettent en scène les immigrés des républiques du sud de l’ex-Yougoslavie, qui pourraient intéresser le lecteur français.
Entretien réalisé par Ariane Issartel et Guillaume Narguet