Avec Résurrection qu’il a présenté à la Villette du 28 au 30 novembre 2024 dans le cadre du Festival d’Automne, le metteur en scène et plasticien italien Romeo Castellucci met en espace la Symphonie n°2 en ut majeur de Gustav Mahler, une composition hallucinante et hautement narrative qui dit toute la vanité de l’humanité, dont l’existence n’est autre qu’une lente, longue et continuelle marche funèbre. Sous la direction d’Esa-Pekka Salonen, la Résurrection de Castellucci actualise le chef-d’œuvre de Mahler et le colore d’une nouvelle urgence, celle du climat, qu’il conjugue habilement à celle des conflits meurtriers qui ont explosé ces dernières années, parfois dans l’indifférence et le déni les plus complets. 

L’image inaugurale est forte, inattendue, sinon merveilleuse, du moins atemporelle, mais fortement symbolique. Sur la scène de la Grande Halle de la Villette, là où se dressaient autrefois les plus importants abattoirs de la ville de Paris, où les animaux étaient hier encore mis à mort par des hommes avant d’être dépecés, un cheval blanc piétine, avec légèreté, panache et en toute liberté, les tonnes de terre et de fange qui recouvrent un plateau tout en longueur. Les murs noirs donnent au pelage blanc de l’animal un aspect reluisant qui rappelle l’immaculée conception mise à l’honneur par le même Castellucci lorsqu’en 2019 il s’attaquait au Requiem de Mozart. Ces murs noirs de la Villette tracent et dessinent les contours de la matière, de l’animal et de son corps, comme pour en souligner le caractère primordial, brut et essentiel, dans un geste fort de retour à la terre. 

Une résurrection païenne du corps

Deux ans après sa création à Aix-en-Provence pour le Festival d’Art lyrique où Résurrection était donné dans le géant bloc post-industriel de béton noir du Stadium de Vitrolles, construit dans les années 1990 par Rudy Ricciotti sur le site d’une ancienne décharge de bauxite, la mise en espace de la Symphonie n°2 de Mahler par l’Italien précipite le public dans un trouble profond, directement issu de l’adjonction d’une image commune et éprouvée par tous les spectatrices et spectateurs – celle qui se constitue au plateau et élaborée par le metteur en scène – au flot d’images, personnelles, intimes et même secrètes que la musique puissante de Mahler fait naître en chaque auditrice et en chaque auditeur. Se pose ainsi d’emblée la question du statut de l’image, de sa fonction et surtout du rapport qu’entretient le public avec cette dernière. Rapidement en effet, alors même que la monture blanche est accompagnée hors de la scène par son dresseur, celui-ci trébuche, dans la fange, sur l’innommable, l’atroce, l’inexorable. Le plateau recouvert de terre se mue en un charnier, en une véritable fosse commune, enfermant dans ses tréfonds, pourtant accessibles, les restes d’une humanité morte, les dépouilles de corps humains. 

Une équipe d’humanitaires en combinaisons de travail blanches et qui grossit au fur et à mesure envahit le plateau pour déterrer, sous les yeux du public et au rythme du Todtenfeier, des corps qu’ils portent, à deux, sur des linceuls blancs à fermeture-éclair. Au premier corps succède un second, puis un troisième, un dixième, un centième, avant de recouvrir les deux-tiers du plateau de ces tombes de fortune, spectacle macabre s’il en est, mais surtout silencieux et ineffable. Tout tourne autour des corps : il en va à la fois des gestes précis des comédiens et comédiennes pour les soulever, malgré la terre et la boue, et du mouvement des corps, même après la mort, lorsqu’ils ne sont plus que corps, qu’ils ne sont déjà plus des personnes avec une voix, un nom, une personnalité, une histoire. D’une certaine manière, Romeo Castellucci ressuscite ici le corps dans ce qu’il engage de rapport à l’autre, dans ce qu’il est une adresse, un mouvement, une trajectoire et une dynamique. Le corps est saisi dans son silence qui perce, comme dans un cri, la terre et les cieux. La résurrection qu’organise Castellucci au plateau s’inspire directement du travail des équipes humanitaires qui récupèrent les corps engloutis dans la Méditerranée pour pouvoir les identifier et rendre possibles, par le retour dans les familles, le travail de deuil et l’enterrement. Pas d’eschatologie chrétienne ni de métaphysique chez Castellucci pourtant : le corps ici est déterré. C’est notre humanité la plus intime qui est convoquée, notre capacité empathique, notre degré de solidarité face au spectacle d’une humanité en morceaux. Comment ne pas faire le lien avec les images atroces de la guerre en Ukraine, en Palestine ou au Liban ? Comment ne pas voir, dans la mise en espace de Castellucci, une image – à s’étrangler la voix et à se terrer dans le silence – de l’attentisme, de l’aveuglement et de la mauvaise foi dont peut être capable l’humanité lorsqu’elle choisit de détourner le regard ou de rester muette ?