William Carlos Williams, écrivain majeur du XXe siècle au États-Unis, n’était pas un simple poète. Il était avant tout médecin, et ce métier, concret, pratique, ancré dans le réel, lui a certainement donné ce goût des « scènes » et des « portraits » plus vrais que nature – plus réel que le réel lui-même. Écriture et consultation ne faisaient parfois qu’un : « Je griffonne au coin de la rue au dos de lettre ou sur des ordonnances vierges ». Traduits et présentés par Jacques Demarq, les poèmes de Williams sont regroupés dans une édition bilingue inédite sous le titre Scènes & portraits publiée en septembre 2023 aux éditions Seghers. Quelle joie de voir enfin arriver une anthologie plus complète du poète-médecin.
La poésie de Williams, c’est avant tout une poésie de tous les jours, gribouillée sur un coin de papier, inspirée par un patient ou par une scène vue dans la rue. Un chiffre sur un camion de pompier, des prunes, des moineaux, une feuille de kraft… tout est matière à poème, tout peut devenir poème. C’est ce réel non pas sublimé mais concret et brut qui vient s’inscrire tel quel dans le poème, qui vient s’imprimer. C’est pourquoi William Carlos Williams est un poète majeur : il fait entrer ce petit monde, ce monde mineur des choses du quotidien, dans la poésie, dans la littérature qui a pour habitude de traiter des sujets sérieux. Williams choisit la liberté du sujet et la liberté de créer, que lui inspire sa profession de médecin. Cette activité professionnelle, loin de reléguer la poésie à un simple passe-temps, assure l’indépendance et la liberté de l’écriture : « personne ne me dirait, au nom de l’argent, comment et quoi écrire » écrit-il dans son Autobiographie.
Ces poèmes se lisent comme des impressions, des sensations de ce réel qui échappe parfois tant il est simple, commun, banal :
« This Is Just to Say »
I have eaten
the plums
that were in
the icebox
and which
you were probably
saving
for breakfast
Forgive me
they were delicious
so sweet
and so cold
« Je voulais te dire » (traduction de Jacques Demarq)
J’ai mangé
les prunes
qui étaient dans
le frigo
et que
tu avais sans doute
gardées
pour déjeuner
Pardonne-moi
elles étaient délicieuses
si sucrées
si froides
Cette spontanéité de l’écriture williamsienne, ce jaillissement n’est pas à confondre avec l’apparente facilité d’un art trop simple : c’est bien plus « le fruit d’une disponibilité d’esprit attentive au détail » explique Jacques Demarq dans sa préface. Loin de créer des images du monde figée, Williams fait entrer le monde dans le poème :
« Breakfast »
Twenty sparrows
on
a scattered
turd:
Share & share
alike
« Petit-déjeuner » (traduction de Jacques Demarq)
Vingt moineaux
sur
un crottin
épars :
À chacun sa
part
Cette manière de faire entrer le réel dans le poème – cette effraction du réel dans la poésie – est la marque poétique de Williams. Il réfléchit au poème non pas comme une image mais comme un objet, de sorte que l’objectif du poème est celui de regarder le monde et les objets du monde pour ce qu’ils sont, sans leur donner une signification symbolique. Cette manière d’écrire rejoint la tentative d’écrire une poésie « objective », esquissée par Zukofsky dans son essai « An Objective » qui s’inspire de l’idée de l’objectif de l’appareil photographique moderne dont la poésie doit reprendre la transparence et la précision.
Ce que porte la poésie de Williams c’est avant tout l’idée d’un rapport objectif, sans médiation, au réel, qui fait sortir de la représentation et se dirige vers la présentation des choses telles qu’elles sont. S’attachant seulement au réel comme il apparaît, et non tentant de se l’approprier pour en faire la matière de son écriture, le sujet écrivant redonne sa place première à la sensation, aux objets, qui existent pour et par eux-mêmes et non en fonction ou par rapport à un sujet qui s’en saisirait. Le projet porté par cette poésie « objectiviste » tente d’arracher le sens pré-défini des mots, de la langue, pour se diriger vers le littéral. Il s’agit de mettre en place une objectivité poétique qui consiste en une sobriété poétique du peu de mots, les faisant vibrer en intensité, les rendant à leur matérialité sonore et visuelle. Le poète tente de ne pas s’impliquer dans le poème, il n’implique aucune subjectivité qui pourrait biaiser le réel, le déformer :
« The Poem »
It’s all in
the sound. A song.
Seldom a song. It should
be a song– made of
particulars, wasps,
a gentian– something
immediate, open
scissors, a lady’s
eyes– waking
centrifugal, centripetal
« Le poème » (traduction de Jacques Demarq)
Tout est dans
le son. Un chant.
Rare le chant. Ça doit
être un chant – fait de
détails, guêpes,
une gentiane – quelque chose
d’immédiat, ciseaux
ouverts, les yeux
d’une dame – s’éveillant
centrifuge, centripète
Déformer la poésie du Vieux Continent
William Carlos Williams est concerné par un besoin de dire l’expérience américaine, la réalité vécue à même le corps. Il s’agit de dire et de penser l’Amérique. Autour des années 1920 et 1930, quantités de poètes semblent vouloir en finir – ou presque – avec les anciennes règles poétiques, associer à la poésie du « Vieux Continent » : « contre le classicisme, la langue et les références littéraires de T. S. Eliot, et plus généralement contre l’influence du Vieux Monde sur la culture américaine » explicite Jacques Demarq. Ezra Pound fait part de sa volonté de « make it new », de remettre à neuf la poésie, Louis Zukofsky écrit en 1931 dans Poetry son essai « An Objective » pour expliquer ce que pourrait être une poésie objective, objectiviste. William Carlos Williams ancre lui sa révolution poétique dans la recherche d’un idiome américain : dans la poésie de Williams, c’est véritablement la langue américaine que l’on entend, non une langue anglaise. La langue pose problème car elle charrie avec elle toute une histoire et une grammaire avec laquelle il s’agit de rompre. Williams se défait peu à peu des règles métriques, pour inventer une poésie qui est avant tout un rythme. Les vers varient sans aucune règle, ils suivent le rythme de ce réel qui entre dans le poème, la langue se fait instable et malléable :
« Young Woman at a Window »
She sits with
tears on
her cheek
her cheek on
her hand
the child
in her lap
his nose
pressed
to the glass
« Jeune femme à sa fenêtre » (traduction de Jacques Demarq)
Elle est assise
des larmes sur
sa joue
la joue dans
sa main
l’enfant
sur ses genoux
le nez
collé
au carreau
La forme du poème williamsien étonne parce qu’elle interroge notre conception de la poésie. L’édition bilingue permet de se délecter de la langue de Williams, précise, nette, découpée dans la prose du monde. Le format choisi par les éditions Seghers est plaisant, simple et ludique, rendant hommage à la poésie du docteur, une poésie qui prend le parti de la joie de vivre, d’une simplicité du regard porté sur le monde qui n’est pas à confondre avec naïveté. L’influence de William Carlos Williams a été grande, y compris parmi les poètes français, et on espère qu’elle va l’être davantage grâce à cette anthologie. « après, pendant quelques années, ça s’est résumé à :
ame
rica
adré
naline » écrit Dominique Fourcade, pour qui la rencontre avec la poésie de Williams a été décisive – « ça a tout changé ».
- William Carlos Williams, Scènes & portraits, Seghers, 2023
Crédit photo : William Carlos Williams / © Beinecke Rare Book & Manuscript Library, Yale University