Dans son cinquième roman, Théorie de la disparition, et le quatrième paru à La Manufacture de livres, Séverine Chevalier met en scène une femme à la retraite nommée Mylène, âgée de 68 ans, qui parvient à transcender sa condition de femme invisibilisée grâce à l’écriture. À l’ombre d’une société patriarcale qui ne met en avant que les jeunes femmes, nos aînées ont beaucoup de choses à nous dire. 

Théorie de la disparition, Séverine Chevalier

D’abord, il y a cet ours blanc sur la couverture du roman qui interroge. Sa posture est sans appel : il demande de l’aide. Ses pattes de derrière immergées dans l’eau, la cambrure de son dos arc-bouté, son visage tendu vers une petite foule compacte, située en surplomb de lui. Cette photo est le témoignage d’un temps – pas si lointain – où l’on regardait les animaux d’en haut : dans le jardin des plantes de Paris, une fosse maintenait enfermés deux ours pour le plaisir des passants. Et lorsque les crues de Paris, en 1910, l’ont inondée, les ours avaient les pattes dans l’eau. Cette photo, loin d’être anodine, est soigneusement conservée par Mylène. C’est le seul vestige d’un lot de photos qu’elle avait trouvé aux puces, bien avant de se marier. Si elle trouve cette photo poignante, c’est parce qu’elle doit s’y retrouver. De l’ours, elle partage la condition : on la regarde de haut, sans considération.

Lorsque Mylène travaillait encore, son poste au service municipal de Saint-Étienne consistait à vérifier que les habitations ne souffraient d’aucune imperfection. Chez elle et Mallaury, son époux, elle poursuit cet ouvrage, s’assurant que chaque chose soit à sa place, qu’aucune faille n’apparaisse, signe avant-coureur d’un glissement de terrain. Elle veille aussi à ce que son mari ne manque de rien, en étant à ses petits soins, surtout lorsqu’il rencontre, sur le tard, un succès éditorial. Auteur de romans noirs, Mallaury a besoin de sa femme pour avoir des chemises propres et repassées, surtout lorsqu’il doit voyager à la rencontre d’autres écrivains. Un soir, lors d’un dîner mondain, Mylène attrape au vol le mot « lèvres » puis fait une rencontre décisive dans les toilettes du restaurant. Ces deux événements la mènent alors à l’écriture. 

“Le sous-sol devient sa chambre à soi, selon Virginia Woolf, l’endroit où rien n’y personne ne la dérangera, et surtout pas son mari”

Prendre congé du monde

Celle qui se contentait de fréquenter jusqu’alors les mots des autres, décide de les prendre à bras-le-corps. Sa rencontre avec le mot « lèvres » se matérialise avec une personne dont on ne connaîtra rien d’autre que justement « ses lèvres grosses et pâles », et aussi sa ressemblance, quelque part, avec l’ours du jardin des plantes. Grâce à lui, elle commence à prendre conscience de son corps. Ce mot, plus que tout autre, est symbolique puisque que les lèvres sont la voie de transmission de la parole. Pourtant, Mylène n’ouvre pas les siennes, pas plus que celui qu’elle croise dans les toilettes du restaurant qui lave le sol, et devient en cela son semblable. Ils échangent peu, ne s’embrassent pas, mais ils fument : ils posent ensemble, sur leurs lèvres, des cigarettes, laissant s’échapper en fumée des mots qu’ils ne prononcent pas, des mots qui restent coincés dans leurs têtes.