Fouillant dans les tréfonds pulsionnels de l’âme, Sparta met en scène de manière crue les déviances sexuelles. Avec ce nouveau film, Ulrich Seidl livre un tableau d’une sordide condition humaine. Éminemment ambigu, Sparta dérange autant qu’il interroge.
Sparta est le deuxième volet d’un cycle entamé avec Rimini (2022), qui mettait en scène Richie Bravo, un crooner autrichien sur le déclin, établi dans une station balnéaire de Rimini pour se produire devant un public de retraités. Ce nouvel opusmet en scène le frère de Richie Bravo, Ewald, qui s’est installé en Roumanie, où il vit avec sa compagne. Ulrich Seidl continue de creuser cette veine crûment naturaliste, faite d’anti-héros aux destins brisés, de banalité sordide, d’une humanité malmenée par les heurts de l’histoire et soumise à la versatilité de ses passions. Ce qui relie Rimini et Sparta est le lien au père, que les deux frères viennent visiter dans la maison de retraite autrichienne où il est hébergé. Les deux films s’ouvrent d’ailleurs sur la même scène où l’on voit les pensionnaires de la maison de retraite reprendre en cœur « So ein Tag, so wunderschön wie Heut’ », chanson populaire allemande de Ernst Neger. Manière d’inscrire ces deux films dans l’héritage d’une certaine tradition germanique porté par des personnages qui ont du mal à composer avec le monde dans lequel ils vivent. Dans Sparta c’est plus précisément la question de la paternité et du rapport d’un homme à son enfance qui se trouve posée. Sparta met en scène la vie monotone et banale d’Ewald qui travaille dans une usine. Mais tout bascule à la suite d’une scène où Ewald tente en vain de faire l’amour avec sa compagne ; impuissant et dépité, il quitte le domicile prétextant devoir soudainement retourner en Autriche pour voir son père. Il disparaît en réalité dans l’arrière-pays roumain, se rase le crâne et s’installe dans une école désaffectée qu’il réaménage en « centre sportif » pour jeunes garçons. Il parcourt ainsi les villages avoisinants, se présentant comme professeur de judo et proposant aux familles de laisser leurs fils passer des journées entières à ses côtés. Dans ce centre, ils s’adonnent quasi nus à des entraînements physiques mi-enfantins, mi-régressifs, souvent déguisés en gladiateurs antiques.
Cantonnant sa perversité à une forme de pulsion scopique, le personnage d’Ewald fournit ainsi une métaphore du cinéma d’Ulrich Seidl : la volonté de donner à voir et de mettre en scène les pulsions les plus inavouables et les fantasmes les plus profonds.
La formation spartiate
Sparta s’orchestre donc en deux parties distinctes, la première et la plus courte mettant en scène la vie installée d’Ewald, et distillant peu à peu le malaise quant à son orientation sexuelle et son attirance pour les enfants. Outre la scène de sexe avortée avec sa compagne, il se montre toujours bienveillant avec les jeunes gens et se plaît à leurs côtés — à l’instar de cette scène où il rejoint spontanément un groupe d’enfants pour se livrer avec eux à une bataille de boules de neige. Contrairement à son frère dans Rimini, Ewald est un homme introverti, discret et silencieux. Il semble porter en lui un malaise et une inadéquation à la vie qui le poursuit tout au long du film. Il faut attendre la seconde partie du film pour que se fasse clairement jour son penchant pervers. Ce « centre de judo » est en réalité l’occasion pour Ewald de faire défiler les enfants presque nus, de les photographier en train de montrer leurs muscles, et de leur fournir une sorte d’éducation parallèle, où ils reçoivent des noms mythologiques et ne peuvent franchir les portes du centre qu’à la condition de réciter correctement un mot de passe. Symbole de son isolement, ce centre de judo est également pour Ewald une manière de recréer un monde acceptable et perméable à ses fantasmes condamnables. S’il ne passe jamais à l’acte, Ewald contemple tous les soirs sur un écran géant les photos prises durant la journée, exhibant les corps nus et filiformes des enfants. Cantonnant sa perversité à une forme de pulsion scopique, le personnage d’Ewald fournit ainsi une métaphore du cinéma d’Ulrich Seidl : la volonté de donner à voir et de mettre en scène les pulsions les plus inavouables et les fantasmes les plus profonds. Mais le plus grand trouble qu’on éprouve devant Sparta provient sans doute du fait que le personnage d’Ewald n’apparaît jamais comme intrinsèquement mauvais et malveillant. Pour condamnables que soient ses penchants, ils ne prennent jamais la forme de violences à l’encontre des jeunes gens. Bien plus, Ulrich Seidl cultive l’ambiguïté en mettant en scène les familles de ces enfants comme bien souvent plus violentes qu’Ewald. En témoigne la scène où un père rabroue son fils, le trouvant mou et lui reprochant son « tempérament de femme » lorsqu’il s’agit de tuer un lapin. Dès lors, bien plus qu’un lieu de dangers et de vices, le centre ouvert par Ewald fournit un espace de sérénité et de liberté pour ces enfants qui voient dans cet endroit la possibilité de jouer dans l’insouciance la plus sincère, Ewald jouant le rôle de l’adulte bienveillant et protecteur. Le lieu même, avec sa palissade de bois, rappelant un château médiéval contribue à faire de cet étrange centre un lieu où se brouillent toutes les valeurs. Lieu de l’ambiguïté par excellence, ce centre — nommé Sparta — condense la tension dramatique, en ce qu’on craint toujours que s’y produise le pire. Ulrich Seidl joue avec le spectateur en faisant coexister les penchants troubles d’Ewald avec l’innocence des enfants. Hautement dérangeant et sans doute en cela problématique, le film de Seidl pourrait laisser entendre que la perversité d’Ewald est, en fin de compte, un moindre mal — tant qu’il ne passe pas à l’acte — face à la violence dont peuvent faire preuve les parents des enfants concernés.
Coutumier des ambiances oppressantes et des pratiques sordides, Ulrich Seidl met en scène avec Sparta l’inadéquation fondamentale d’un homme avec le monde.
Un désir inadéquat
Profondément troublant, Sparta instille un malaise diffus, émanant tantôt du personnage d’Ewald, tantôt de l’environnement global où vivent ces enfants souvent livrés à eux-mêmes. Le personnage d’Ewald semble lui-même être celui d’un enfant qu’on aurait abandonné, la voix fluette et haut perchée de Georges Friedrich accentuant ce trouble sur le statut qu’il revêt : à la fois coupable en puissance et victime d’un penchant qu’il essaie, tant bien que mal, de combattre, Sparta offre en creux le tableau d’une destinée ambiguë : Ewald a, pour ainsi dire, quitté le monde des adultes pour en un sens faire droit à sa réelle orientation sexuelle qu’il s’applique pourtant à contenir. Coutumier des ambiances oppressantes et des pratiques sordides, Ulrich Seidl met en scène avec Sparta l’inadéquation fondamentale d’un homme avec le monde, où toute relation peut se trouver entachée de perversité et de vice. Déjà dans Rimini, les relations humaines étaient montrées comme purement régies par une logique transactionnelle, Richie Bravo jouant le gigolo pour ses fans septuagénaires ; mais tout cela demeurait encore relativement légal. Dans Sparta, les relations ne sont plus régies par un échange d’argent, mais elles fonctionnent selon une logique du désir inavoué. Dans Rimini les êtres n’avaient que de l’argent à s’échanger, dans Sparta, Ewald en est réduit à organiser ses interactions en fonction d’un désir condamnable et refoulé. Dans la première partie du film, Ewald voit sa compagne essayer des robes de mariée, et son mutisme face à ce que représente cet accoutrement en dit long sur l’inadéquation de son désir avec celui de la jeune fille. Inadéquat, Ewald ne l’est pas uniquement du point de vue du désir, c’est même sa façon d’être la plus fondamentale. Cette inadaptabilité au monde transparaît également dans le langage, puisqu’il ne maîtrise pas le roumain et ne s’exprime qu’en allemand. Le film est peu loquace, à l’instar du personnage d’Ewald, quasiment mutique. De manière révélatrice, les slogans et mots de passe qu’il invente dans une langue non-identifiée, se rapprochant d’un latin de cuisine, contribuent à l’isoler dans un monde qu’il façonne de ses mains. Ewald n’est pas uniquement déviant, il est aussi un étranger perpétuel dans un pays qu’il ne connaît pas.
Le père et l’exil
Rejeté par les villageois lorsqu’ils comprennent ce qui se trame dans le centre sportif, il sent le vent tourner et doit s’enfuir comme un voleur pour échapper à la vindicte publique. Ultime métaphore de sa situation : Ewald est un homme perpétuellement en train de fuir. La clef du malaise qu’il porte en lui se trouve à n’en pas douter dans le rapport qu’il entretient avec son père, vieillard atteint de démence. Ces visites au père constituent le lien entre Rimini et Sparta et fournissent une explication des attitudes respectives des deux frères. On comprend ainsi que le père fut un partisan du nazisme, ce dont témoignait une scène de Rimini où le père entonnait un chant du IIIe Reich, que Richie Bravo tentait de couvrir en reprenant une de ses mélodies de crooner. Mais là où le personnage de Richie Bravo pouvait a minima répondre à ce chant nazi par une autre chanson désuète, Ewald n’a rien n’a opposer qu’un mutisme qui le condamne à subir cet héritage nauséabond. De cette manière, Ulrich Seidl traite des dérèglements psychologiques qui résultent encore de l’histoire de l’Autriche et de la difficulté pour certains à se confronter au passé de leurs proches. Richie et Ewald ont tout fait pour fuir ce pays, l’un trouvant refuge dans une station balnéaire italienne, et l’autre dans l’arrière-pays roumain. L’un comme l’autre se trouvent ainsi ramenés à ce passé qui ne passe pas, symboliquement incarné par ce père sénile. Il ne reste que cette chanson simplette, fredonnée par les pensionnaires de la maison de retraite : « So ein Tag, so wunderschön wie heute, / So ein Tag, der dürfte nie vergehn. » (Un tel jour, si beau jour comme cette journée / Un tel jour ne devrait jamais s’effacer). De Rimini à Sparta, ce qui ne s’efface pas, c’est bien la lourdeur du passé et le poids incommensurable d’une sordide culpabilité à laquelle personne ne peut échapper.
Sparta, un film d’Ulrich Seidl, avec Georges Friedrich, Florentina Elena Pop et Hans-Michael Rehberg. En salles le 31 mai 2023.