Strange Pictures, phénomène au Japon traduit en français par les éditions du Seuil (2025), n’est pas un simple roman. Il s’agit plutôt d’une expérience. En effet, le livre, une enquête parsemée d’illustrations, ressemble à un tableau dans lequel chaque élément semble constituer le fragment d’une fresque plus vaste. Uketsu, auteur mystérieux, s’inscrit dans la tradition japonaise qui fait primer l’œuvre sur son créateur. À la croisée du roman graphique et du thriller, Strange Pictures s’impose comme un véritable ovni littéraire.

L’histoire débute avec deux jeunes étudiants qui découvrent des articles de blog publiés des années auparavant par un homme nommé Ren. Il y relate les banalités du quotidien mais aussi les étapes marquantes de sa vie : un anniversaire de mariage, la dégustation d’un gâteau, l’attente d’un enfant à naître. Les courts paragraphes disséminés sur le blog sont agrémentés de dessins réalisés par sa femme. 

« Aujourd’hui, le 15 octobre, est un jour très important. C’est notre premier anniversaire de mariage à Yuki et moi ! Pour fêter l’événement, j’ai acheté un gâteau, un gros gâteau. Ce n’était pas donné, mais quel délice ! 

Il était tellement bon, que j’en ai mangé deux parts. Mais alors, Yuki s’est fâchée : “Tu manges trop ! Tu vas grossir !” (Snif !)

Les quatres parts restantes, je les ai mises au frais pour demain.

J’ai hâte ! 

Ren »

De prime abord, cet article semble banal, presque insignifiant. En réalité, Uketsu fait rapidement comprendre au lecteur que des indices se cachent entre ces lignes : il peut être nécessaire de les relire plusieurs fois pour percer leur secret. 

« Puisqu’il reste quatre parts de gâteau, ça en fait sept au total. Ce qui signifie qu’ils ont coupé le gâteau en sept parts égales. Tu ne trouves pas ça curieux ? »

Un jour, Ren met brutalement fin au blog avec un message énigmatique. Les dessins deviennent alors le fil rouge de l’enquête dans lequel Uketsu embarque son lecteur. 

« Aujourd’hui, je vais cesser d’alimenter ce blog. Pourquoi ? Parce que j’ai percé le secret de ces trois dessins. 

Je ne pourrais jamais comprendre les souffrances que tu as endurées. 

J’ignore la gravité du crime que tu as commis.

Je ne peux pas te pardonner. Et pourtant, je continue de t’aimer. 

Ren »

Que veulent dire ces quelques phrases étranges ? Pourquoi cette rupture soudaine ? Quels secrets les dessins recèlent-ils ? Les étudiants se lancent dans une quête qui mêle investigation et introspection, où chaque détail, aussi infime soit-il, issu d’un dessin comme d’un mot, éclaire une partie du mystère.

Les dessins : une porte ouverte sur l’imaginaire

L’élément le plus fascinant de Strange Pictures réside dans les dessins qui jalonnent les pages du livre. Ceux-ci, mystérieux et évocateurs, ne se contentent pas d’accompagner le texte : ils deviennent une part essentielle du roman, une clé pour pénétrer le cœur de l’histoire. Uketsu, qui maîtrise également l’art graphique, joue avec le symbolisme et les non-dits. Chaque dessin est une énigme visuelle, un point de départ à des hypothèses multiples.

“Chaque dessin est une énigme visuelle, un point de départ à des hypothèses multiples.”

Ce qui rend aussi l’approche d’Uketsu particulièrement originale, c’est la place qu’il donne au lecteur dans le processus de résolution. Contrairement aux romans policiers français traditionnels, où l’on suit les déductions d’un enquêteur, ici, le lecteur est pleinement impliqué. L’auteur embarque celui-ci à travers un raisonnement visuel et intellectuel, en lui laissant tout de même une grande liberté d’interprétation et le soin de tenter de résoudre l’énigme à sa façon. Ce dialogue entre le texte et l’image donne au roman une dimension interactive et ludique, qui rappelle les rébus qu’on faisait, enfants.

« Par exemple, quand on photographie un objet de grandes dimensions, on éloigne l’appareil photo. Inversement, pour un petit objet, on le rapproche. En faisant cela, les deux objets semblent avoir la même taille sur les photos.

Si les feuilles de papier sont de dimensions différentes au départ, il se peut que les photographies ne restituent pas les proportions. »

Au fil des chapitres, les dessins sont de plus en plus mystérieux, for...