Après Sidérations et sa narration plus simple que ce à quoi il avait habitué ses lecteurs, Richard Powers, toujours traduit par Serge Chauvin, retourne à ses premières amours et signe un roman choral sensible et ample, parfois légèrement brouillon mais traversé de fulgurances brillantes.

Point de bois ici, de troncs d’arbres à perte de vue et de canopées verdoyantes ou roussissant avec l’arrivée de l’automne. Ce sont des forêts de corail qui naissent des pages d’Un jeu sans fin, et autour s’étoffe bientôt tout un monde, celui que découvre Todd quand il est encore enfant, subjugué par un livre sur l’océan lui permettant d’échapper aux querelles parentales, celui que découvre Evie quand elle entre dans l’adolescence, précipitée dans une piscine par son père, alourdie d’un scaphandre prototypal. Inspirée de l’océanographe Sylvia Earle, à qui l’auteur fait d’ailleurs quelques clins d’œil, Evie grandit et plonge dans les mystères sous-marins à plusieurs reprises, fuyant ses obligations familiales et entraînant l’auteur dans son sillage. Page après page, elle s’émerveille devant les monumentales raies mantas, les couleurs éclatantes de poissons innombrables, le ballet kaléidoscopique d’un sépiide, la noirceur impénétrable des profondeurs, peuplées de créatures mystérieuses et inquiétantes – devant l’ingéniosité de tout ce macrocosme que jamais l’homme ne pourra complètement comprendre, tantôt « jardin arc-en-ciel peint par Bonnard » ou « tableau surréaliste ».
« Parfois, elle piétinait sur place, submergée par le plus délirant assortiment d’inventions dignes du Dr. Seuss : indigo, orange, argenté, toutes les couleurs du spectre depuis les nudibranches pies jusqu’à des limaces luisantes et blanches comme l’os hérissées d’une forêt d’épines. La mer la portait, avec une sensation de soie tiède sur ses membres nus. Elle flottait en suspension au milieu de récifs qui s’élevaient en pinacles, en coupoles, en tourelles et en terrasses. Elle était un ange désarmé planant au-dessus d’une métropole bâtie par des milliards d’architectes presque invisibles à l’œil nu. »
L’auteur raconte ainsi des bribes de l’existence d’Evie, déchirée entre sa famille qui ne la voit pas assez et sa famille de cœur, celle qui vit sous l’océan. Il laisse aussi régulièrement la parole à un Todd affaibli et malade qui revient sur sa jeunesse, sur l’amitié précieuse qui le liait alors à Rafi, garçon noir et cynique qui a partagé la vie de Todd comme un frère, alliés face à la négligence ou à la maltraitance de leurs parents – puis est arrivée l’université et avec elle la divergence de leurs intérêts ainsi que la fabuleuse Ina. Son présent répond à ces récits : avec Rafi, elle s’est installée à Makatea, île des Tuamotu où ils savourent la beauté des jours et apaisent la rancœur nourrie par leur âme, aimant les flots de loin, pour leur bleu profond et les mystères qu’ils renferment mais qui ne les intriguent pas plus que ça.
Destinée manifeste : détruire l’autre
Ce monde qui éblouit Evie et Todd est en danger, comme tous ceux q...