Dans le récent Master Gardener de Paul Schrader, la métaphore du jardin revêtait un sens religieux et renvoyait inlassablement au problème de la rédemption. Dans Un Prince, Pierre Créton se saisit de la métaphore pour décrire un monde sans Dieu et avec presque que des hommes qui cultivent leur jardin.
Si l’intrigue est pour le moins lâche – la formation spirituelle, professionnelle et sexuelle d’un jeune jardinier apprenti – c’est que Pierre Créton s’intéresse surtout à la déconstruction d’une conscience humaine par une succession de décrochages. Entre son et image d’abord. Il nous force ainsi à écouter le cinéma, c’est-à-dire l’écriture des voix, indépendamment des paisibles plans qui défilent sous nos yeux. Entre l’interprète et son propre corps ensuite, lorsque c’est la douce voix de Mathieu Amalric que nous entendons en pénétrant les pensées du personnage d’Alberto joué par Vincent Barré. À quoi sert donc ce jeu de piste qui déçoit systématiquement nos attentes ? À miner les notions d’acteur, de tension dramatique et à troubler notre perception ordinaire d’une harmonie du son et de l’image. Cela commence ainsi dès le début du film : qui est le prince et quelle est l’étendue de son royaume ? Les questions demeurent sans réponse puisque c’est une femme (Manon Schaap) qui nous apparaît. Elle évoque un fils adoptif – Kutta – qui sera absent jusqu’à la toute dernière partie du film. Après cette première fausse exposition, on comprend, non sans peine, que c’est Pierre-Joseph que nous accompagnerons de la fin de son enfance à l’entrée soudaine dans l’âge adulte, sur le chemin de la découverte d’une vocation – celle d’une vie à prendre soin de son jardin.
En littérateur
Pour comprendre l’esprit du film de Pierre Créton, il faut donc le prendre pour ce qu’il est, ou du moins ce qu’il prétend être : un geste littéraire. Un texte plein d’afféterie, plus lu qu’interprété, accompagne chaque plan. Tandis que nous contemplons les tableaux bucoliques inspirés par la Normandie natale du cinéaste, des répliques crues et cul viennent déniaiser notre regard et suggérer lourdement que mère nature a un sexe. D’autant que la littérature romantique, à laquelle Créton rend visiblement hommage, pose le jaillissement du langage comme principe. Par moments, le film semble même tenté par une approche sociologique. Le monde rural, ici représenté par un centre de formation en horticulture où vit le personnage principal, Pierre-Joseph, grand dadet mutique incarné par Antoine Pirotte puis Pierre Créton lui-même, est plein d’une sexualité aussi luxuriante que la végétation environnante. Les ruraux ne sont pas des bouseux mais des hommes dévoués au soin de la nature et de ses créatures. En poètes sensibles et sensuels, les jardiniers, apiculteurs et botanistes mêlent leurs sèves sans arrêt, quand l’envie leur prend, au milieu des bois ou au fond des cabanes. Voilà pour la peinture du monde paysan. Un Prince prend aussi la forme d’un roman d’apprentissage : la familiarisation avec un métier est indissociable de la reconnaissance d’un appétit sexuel vorace et d’une découverte des romantiques allemands comme Novalis (Alberto, professeur de botanique, initie Pierre-Joseph à la petite fleur bleue). Ainsi, de façon à la fois brouillonne et conventionnelle, le jardin fait office de métaphore vivante de l’intériorité du poète et la mise en mots accompagne la mise en terre des plants.
Nature naturante
Là où Créton croit planter les graines d’un nouveau cinéma français poético-fantastisco-social, il tombe en réalité dans la posture et réalise une œuvre à usage interne.
Au milieu de longues scènes répétitives de palpation réciproque, quelques images incongrues surprennent : une photographie pornographique sur laquelle est décalquée la silhouette d’une plante grimpante. Créton trouve alors enfin son propos. Dans la nature humanisée se joue le brouillage des frontières entre les espèces. Les corps humains et les végétaux se ressemblent à tel point que dans un étonnant dernier virage fantastique qui viendra contredire les timides incursions dans le film social, le cinéaste montre un pénis se muer en étamine et des êtres humains bramer comme des animaux sauvages. Dans cette seconde partie un peu moins laborieuse, tandis que les vertes amours de Pierre-Joseph avec ses compagnons normands suivent leur cours, la réalité du personnage semble se dissoudre. Le récit du protagoniste est souvent interrompu par d’autres – celui d’Alberto, de la directrice du centre de formation, d’un autre personnage secondaire. Il s’agit de montrer que la narration est une œuvre collective, au même titre que le film lui-même, écrit à huit mains, et où les interprètes ont eu plusieurs casquettes (l’acteur Antoine Pirotte est aussi chef-opérateur). C’est ce qu’explicite la mention du studio Black Maria d’Edison, du nom que Pierre-Joseph choisit de donner à la cabane qu’il construit pour s’y établir…
Dès son ouverture en trompe-l’oeil, Un Prince est en réalité un film réflexif qui célèbre la création cinématographique en suggérant une comparaison avec l’art de cultiver les jardins. On en retiendra peut-être la jolie idée d’un éclatement de l’instance narrative, même si elle ne produit qu’une confusion générale sans réel intérêt poétique. Là où Créton croit planter les graines d’un nouveau cinéma français poético-fantastisco-social, il tombe en réalité dans la posture et réalise une œuvre à usage interne. On en viendrait presque à regretter la pesanteur catholique du film de Paul Schrader qui nous faisait grâce d’un discours fumeux sur la création de soi dans l’antre sacrée de la nature.
Un Prince, un film de Pierre Créton, avec Antoine Pirotte, Manon Schaap, Françoise Lebrun, Mathieu Amalric. En salles le 18 octobre.