Point de chute est une revue de poésie contemporaine, née au printemps 2020 des efforts de trois poètes — Joep Polderman, Victor Malzacet Lénaïg Cariou — visant à encourager la création de poésie émergente à l’écart des espaces institutionnalisés. Le neuvième numéro, paru à la mi-décembre, nous présente le travail de huit jeunes poètes (« non au regard de leur âge, mais de leur nouveauté à l’écriture », précisent les éditrices de la revue), des suites de poèmes formant une unité cohérente, sélectionnées lors d’appels à textes et ne tournant pas autour de thématiques particulières. Une poésie jeune, parfois peut-être un peu trop, mais qui reste prometteuse dans son travail de la langue.

Point de chute

Je reconnais ne pas être certain de déceler la ligne directrice de Point de chute, ce qui peut être quelque peu déroutant à la lecture mais garantit tout de même une certaine variété de voix et d’écritures. Les procédés poétiques sont divers, quoique l’on y retrouve certains péchés de la poésie ultra-contemporaine (l’absence quasi-systématique de majuscules, par exemple, qui ne semble pas toujours justifiée). Quoi qu’il en soit, de ces voix variées surgissent diverses voies poétiques, se croisant tout aussi bien qu’elles se divisent et se distinguent. La poésie reste vivante, incarnée. 

Quoi qu’il en soit, de ces voix variées surgissent diverses voies poétiques, se croisant tout aussi bien qu’elles se divisent et se distinguent.

Famille et familialisme 

Une thématique qui revient dans les poèmes est celle de la famille ; et, dès que je lis quelqu’un qui parle trop de sa famille, je ne peux m’empêcher de penser à Gilles Deleuze ironisant sur le fait que tout le monde a une grand-mère morte du cancer et que ça ne fait pas un roman pour autant. L’écriture n’est pas une « petite affaire privée ». Je ne m’intéresse que peu à la littérature de témoignage. Trois des huit poètes ne peuvent s’empêcher de parler de famille, de famille restreinte qui plus est, en plein dans le moule bourgeois occidental. Il y a déjà cent ans que M. Breton (qu’il faudrait encore, certes, fusiller) a écrit : « Tout est à faire, tous les moyens doivent être bons à employer pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion. » Je ne souscris pas à l’entièreté des Manifestes, mais une exigence si simple garde son actualité. Les vieilles idoles ont la peau dure. 

Enfances 

L’autre versant du monticule immense qu’est la Famille, c’est l’enfance, l’Enfant, l’orphelin qui frôle bien souvent la bête, qui fuit loin des catégories parentales ; par exemple, la mystérieuse « elle » des poèmes de Mathieu Picquenot (rappelant à certains égards le « elles » des Guérillères de M. Wittig), joliment intitulés « Le couteau traverse la pluie », qui peuple un monde de « nuggets tièdes » et de « menthe à l’eau », de « cyprès chauves », d’« oies rouges au nez bossu », de « magnoliers à grandes fleurs ». M. Picquenot nous propose d’ailleurs de très belles images, par lesquelles nous sommes transportés en ce monde enfantin, comme par exemple : 

la vache pressent 
anticipe le ciel 
elle est cosmique 
le couteau la traverse la pluie 

Ou encore : 

lorsqu’elle me montre le pigeon 
il a des flammes autour des ailes c’est un phénix dissimulé 

L’hallucination simple de Rimbaud, qui voit « une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac » (Une saison en enfer), est vécue ici par l’enfant, le « elle » du poème, distinct du sujet poétique mais le dédoublant ; la poésie change la vie et change le monde, fidèle à la double exigence surréaliste. Pour reprendre les mots de Marina Tsvétaïeva : « Ce qui pour vous est – ‘‘jeu’’ est pour nous l’unique sérieux. » 

C’est peut-être les poèmes de Claude Lastère-Vallée qui poussent le plus loin en cette direction de l’enfance, offrant une rêverie dans un monde de fantasy — une « transfiction » selon les termes du poète. Nous suivons les aventures d’un dénommé « tambour » (mais « tambour est un nom adopté »), regorgeant d’anachronismes (« peau de roy » et « pédey à mulets » se côtoient sans problème), mais surtout de néologismes. Le français contemporain est réinventé et queerisé, poursuivant l’exigence rimbaldienne de la quête de la langue. Étrangement médiéval, le français de C. Lastère-Vallée oscille entre une langue passée (rappelant la poésie des trouvères, de Villon) et une langue à venir, dont la forme est encore en germe ; la langue est pliée aux exigences du poème, tordue par lui. « Les monstres, les mystères » (Rimbaud), en somme : « les chiennes se sont vu pousser des ailes », « beytes », « un démon ». Et quelques vers frappants et mystérieux, comme « le soleil est un organe qui bat », « personne encore auparavant vêtue d’une peau de roy ». 

« Trouver une langue » 

Ce qui frappe dans ce numéro de Point de chute, c’est la diversité des formes d’expression. Cela passe notamment par la néologie : par la genèse de mots composés (« peau-écorce » chez Eugénie Hersant-Prévert, « mondes-emparés » ou « loin-feu » chez C. Lastère-Vallée), par la féminisation de termes existants (« folle de bassan » chez Clémence Lavigne), par la création linguistique (« traumaphore » chez C. Lastère-Vallée), par le jeu graphique (« sousPrésence », « toiMoi », « bonjourYeux » chez Darius Duranthon). Martin Grimaldi évoque « une machine silencieuse / qui écrase le langage / qui écrase la langue » ; direction intéressante quant à la nature du langage poétique et sa tendance à l’autophagie, mais qui ne reste que peu développée, si ce n’est chez D. Duranthon, qui s’exprime à rebours de la langue parlée et contre celle-ci. 

Les poèmes de Giacomo Cerlesi et de Natalia Malek, traduits pour la revue, viennent donner un souffle de fraîcheur et nous sortent de l’univers très-français de ce numéro. « Deviner une entaille du ciel / qui tourne à un angle de terre » ou encore : « de loin, maladroitement comme des algues qui dansent. » 

Il faut dire que le lyrisme a de beaux jours devant lui et que la poésie objective dont parlait Rimbaud n’a pas encore pris racine en France. Mais Point de chute saura peut-être être l’espace de cette exploration, et j’ai hâte de voir ce que nous proposeront les prochains numéros — l’appel à texte pour le numéro 10 a d’ailleurs ouvert il y a quelques jours ! Néanmoins, « Il faut être absolument moderne » était une formule ironique, comme l’a démontré Henri Meschonnic ; un langage poétique trop moderne risque de se perdre en lui-même et de perdre de vue la variété immense de l’activité poétique.