Paru aux éditions de L’Iconoclaste, Veiller sur elle, quatrième roman de l’écrivain français Jean-Baptiste Andrea s’est tout de suite annoncé comme un phénomène. À la croisée du roman d’amour et de la fresque historique, Veiller sur elle raconte les destins hors-normes de Mimo, sculpteur de génie, et de Viola, héritière frondeuse. Mais pas seulement.
Fallait-il que Veiller sur elle rafle le Goncourt pour que je me plonge dedans ? Affirmatif. Considérable succès librairie bien avant de décrocher l’un des prix français les plus renommés, le dernier roman de Jean-Baptiste Andrea était passé loin, très loin de mes radars. Parce que trop romanesque, parce que trop romantique, parce que pas assez âpre. Il m’aura suffi d’atteindre la page 19 pour plonger, pour ne pas dire succomber : « Je découvris mon pays en octobre 1916 en compagnie d’un ivrogne et d’un papillon. » La joliesse du texte, ma faiblesse.
Le narrateur est né est Italie ; Mimo – de son vrai nom Michelangelo – est né en France, d’où ce sobriquet qu’il abhorre, « Il Francese ». Son père était sculpteur ; le même destin attend le fils : sa mère en a décidé ainsi bien avant qu’il ne vienne au monde. Et ce quand bien même le fils prodige naît « piccolo ». Joli prouesse linguistique pour ne pas dire que l’enfant naît nain.
Quand le père meurt brusquement, la mère n’est pas en mesure d’offrir une vie décente à son fils. Quand il a 14 ans, elle le confie donc à un « oncle », lui aussi sculpteur, Zio Alberto, afin qu’il le forme et lui offre un avenir. C’est ainsi que les deux hommes arrivent à Pietra d’Alba, escortés d’un papillon : « juste un papillon médiocre, gris, un peu bleuté si l’on regardait en plissant fort les yeux (…) le papillon resta là pendant des heures, envoyé par une puissance amie pour me rassurer, et ce fut peut-être ma toute première intuition du fait que rien n’est vraiment ce qu’il paraît être ». Justement, le mentor se révèle un être minable et effroyable, dépourvu de talent et surtout profondément jaloux des capacités de son élève. Pouvait-on commencer plus mal dans la vie ?
Viola Orsini est quant à elle une enfant bien née : sa famille règne sur Pietra. Créature éthérée, fluette, mais à la tête bien faite, la jeune héritière ne saurait se résoudre à une vie de paraître pour ravir ses marquis de parents. Elle lit tout ce qu’elle trouve dans la bibliothèque de son père (dont l’accès lui est évidemment défendu), persuadée qu’un jour elle pourra voler. Le rêve de sa vie. En attendant, il se murmure qu’elle se métamorphoserait en ourse. Elle aurait même tué un homme qui a tenté de la violer…
Sans surprise, c’est autour de la rencontre de ces deux personnages, opposés en tout, que se noue l’intrigue de Veiller sur elle.
Le roman nous cueille alors que Mimo est sur le point de trépasser. Sur son lit de mort dans une abbaye piémontaise où il vit reclus depuis 40 ans aux côtés de sa Pietà, l’œuvre de sa vie, le sculpteur égrène ses souvenirs. Surtout, il entend se libérer d’un fardeau, un secret trop longtemps – et très bien – gardé. Puisse-t-il enfin exhaler son dernier soupir en paix.
Beauté du verbe, délicatesse de l’image
La première porte d’entrée du nouveau roman de Jean-Baptiste Andrea est sans aucun doute la langue, qui contribue à ancrer cette fresque historique italienne embrassant tout le XXe siècle dans un décor de conte, parfaitement onirique ; la couverture choisie par L’Iconoclaste rend parfaitement hommage à cette impression poudrée.
Scénariste avant de rentrer en littérature sur le tard avec Ma Reine en 2017, Jean-Baptiste Andrea a ce talent de donner à voir ce qu’il raconte. Son écriture est poétique et imagée, c’est vrai, mais bien plus elle est sensorielle, palpable, même : « j’imaginais qu’elle faisait de même, là-bas, sur son plateau où les frimas, en cette saison, poudraient les oranges ». Sous la plume de l’auteur, l’Italie devient aussitôt un cadre enchanteur et suranné, propice à l’étrange histoire d’amour-amitié qui unit les deux héros ; comme lorsque Viola initie Mimo aux différents vents, lui donnant au passage une petite leçon de sémantique. De l’importance de bien nommer les choses.
Il y a de la pudeur dans ses mots, dans la façon dont il dépeint chacun des (nombreux) personnages qui émaillent les quelques 580 pages de ce roman-fleuve. « Je fis un dernier tour derrière la villa, rebroussai chemin et sursautai en me trouvant nez à nez avec la fille en robe verte. Elle avait ce don étrange d’apparaître. Les joues rouges, des brindilles dans ses cheveux noirs, elle semblait sortir de la forêt, qui commençait à quelques mètres à peine du mur arrière de la villa. » Poésie, encore.
Comme son personnage principal, l’auteur ne se contente pas de rester en surface, il creuse l’histoire de Mimo et Viola jusqu’à en faire jaillir l’essentiel : « Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper ».
Un roman d’amour sur fond d’Histoire
« Désolée, ma mère ne veut plus que je te parle. Une jeune fille bien élevée ne fréquente pas les ouvriers. Elle dit que j’ai eu de la chance de ne pas être violée. » L’histoire de Veiller sur elle est aussi celle de ces deux personnages que tout oppose – si ce n’est une date de naissance qui fait d’eux des « jumeaux cosmiques ». Pourtant, ils se retrouvent comme aimantés. « Nous ne sommes pas des aimants. Nous sommes une symphonie. Et même la musique a besoin de silences. » À grand renfort de rendez-vous secrets, Mimo et Viola tissent un lien infrangible. Les tourments, les aléas de la vie et les disputes n’auront jamais raison de ce qui les unit. Là encore, les codes du conte sont sous-jacents, et on aurait vite faire de voir en Mimo et Viola des personnages un peu caricaturaux, à l’instar de la belle et la bête. Viola la lumineuse incomprise. Mimo et sa part sombre. Mimo, finalement reconnu en tant qu’artiste de talent et adoubé par les Orsini qui deviennent ses mécènes, révèle des accointances avec le régime fasciste dont Veiller sur elle raconte la montée en Italie et dans le Vatican. Le héros pêche par orgueil et faiblesse, sans jamais rayer de son carnet de commande le régime de Mussolini, trop heureux de s’enrichir sur son compte. « Il a été bon pour moi », rétorque-t-il à Viola qui ne cesse de lui reprocher de pactiser avec le diable.
Viola, figure féministe
Dans Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andrea met un soin particulier à faire de Viola une héroïne féministe et éveillée, figure d’émancipation. Jeune, elle ne peut se résoudre à n’être qu’une jeune fille de bonne famille. Elle le sait, son affranchissement passera par les livres. Quand ses parents la destinent à un mariage de convenance avec un adolescent boutonneux, elle préfère se jeter dans le vide. Elle dira qu’elle a tenté de voler. Ce dernier prendra ses jambes à son cou, refusant d’épouser une folle. Pourtant, son destin la rattrape et la voilà unie à un avocat fat et insipide qui se rêve une carrière hollywoodienne. Le jeu des apparences, encore. Elle finira par se soustraire à cette union néfaste et entrera en politique, jusqu’à ce que la violence des hommes ne la rattrape et la remette à sa place.
C’est sûrement à cela que doit servir la littérature de fiction – saluée par le Prix Goncourt, en même temps qu’un hommage à Sophie de Sivry : susciter le désir de lire
Cette violence, justement, Viola la questionne à plusieurs reprises dans le texte : « Pourquoi craindre les morts ? (…) Tu crois que ce sont les hommes qui font les guerres ? Qui s’embusquent au bord des chemins ? Qui te violent et te volent ? Les morts sont nos amis. Tu ferais mieux d’avoir peur des vivants », explique-t-elle alors qu’elle n’est qu’une enfant à Mimo.
Adulte, Viola continuera de s’interroger :
« D’où vient la violence des hommes ?
– Des Hommes avec un grand H ?
– Il n’y a pas d’homme avec un grand H. Vous êtes tous des hommes avec un petit h. Alors dites-moi parce que ça m’intéresse. D’où vient votre violence ? »
De la soif du pouvoir sans doute.
Alors, bien sûr, Veiller sur elle emprunte parfois des raccourcis faciles quand la narration se perd dans des anecdotes relativement pertinentes. Bien sûr des portes ouvertes sont enfoncées et des poncifs creusés. Bien sûr la langue déployée peut déconcerter ceux qui aiment les récits taillés à l’os. Néanmoins, Jean-Baptiste Andrea a réussi ce tour de force de happer une foule de lecteurs dans une fresque historique de près de 600 pages sans jamais perdre de vue l’idée de les enchanter. Et c’est encore sûrement à cela que doit servir la littérature de fiction – celle qu’a saluée ici le Prix Goncourt, en même temps qu’un hommage à Sophie de Sivry, fondatrice des éditions L’Iconoclaste décédée cette année : susciter le désir de lire et permettre aux lecteurs, le temps de ces pages, de s’évader de la morosité ambiante au dehors.
Crédit photo : Jean-Baptiste Andrea © Vinciane Verguethen