Dans Créatine, paru aux éditions Scribes en janvier 2024 un homme en pleine détresse nous raconte son enfance solitaire, sa misère existentielle et sexuelle, sa découverte de Conan le barbare, et saquête de perfection physique. Ce monologue suscite un profond malaise. D’où vient-il ? C’est la question que nous avons posée à Victor Malzac, dans la cour de l’ENS, où celui-ci poursuit sa thèse. Rencontre avec cet auteur publié dans notre revue N°5 sur le Sport.

Sébastien Reynaud : Ton personnage principal est un adolescent obsédé par son corps. Est-ce que tu peux nous le présenter ? 

Victor Malzac : C’est un personnage assez mou, assez quelconque, qui s’ennuie beaucoup, et qui découvre qu’il peut parler. Alors il s’adresse à quelqu’un, on ne sait pas qui, et il déverse son flux, comme un mec le soir au bar.

On va dans un bar un soir. On s’assied à côté d’un type. Et le type a bu deux, trois pintes, et il commence à nous parler. Il ne s’arrête plus. Il va d’une idée à l’autre. Et il trouve toujours un moyen de nous empêcher de partir. C’est un peu ça, mon personnage.

Un jour mon personnage découvre Conan le barbare, et il se dit : je vais devenir ça. Là, il entre dans un étrange mouvement d’indignation et de colère envers ses parents. Il se dit : je vais rétablir l’équilibre, battre tout le monde dans l’arène et devenir un monstre. 

En fait, c’est un personnage assez banal. Et c’est un personnage qui parle beaucoup, comme la plupart des sportifs qu’on peut voir sur YouTube. Des gens qui parlent de tout, qui donnent des leçons, qui font de leur vie un storytelling. Une épopée, en fait, ou du moins ils le voient ainsi. Au début, ils sont nuls, et à la fin, ils sont très forts. Comme un jeu vidéo. Ils augmentent en niveau, en expérience.

S.R : Ce personnage passe donc son temps à perfectionner son corps. Quel désir, quel besoin, quelle quête plus profonde se cache derrière cette obsession de la perfection physique et ? Est-ce qu’on peut dire que la musculation est présentée dans ton roman comme une forme de dérivatif à la détresse ? 

V.M : Je pense que c’est un personnage qui fait du sport comme il aurait fait n’importe quoi d’autre, du moment que cette chose-là montre socialement qu’il a de la valeur et qu’il est attirant. L’idée est toujours de le distinguer, de le rendre supérieur aux autres. Ça se voit visuellement quand tu es fort ou pas, c’est-à-dire quand tu prends de l’espace, quand tu es parfait physiquement, quand tu es musclé, tu as travaillé. Ça se voit, ça pue de ton corps, ça pue de toi dans l’espace public, dans l’espace social. La musculation est sans doute le moyen le plus efficace de montrer sa domination. 

En fait, le sport, dans ce livre, reste un prétexte. Je ne voulais pas parler spécialement de la musculation. Je voulais parler des stratégies pour être aimé, d’un point de vue viriliste, des stratégies masculines pour être encore une fois de plus le centre de l’attention, voir à quel point elles peuvent être nocives. A l’origine de cette quête de perfection musculaire, il y a ce besoin compulsif d’être aimé.

S.R : Quel regard tu portes, justement, sur ce besoin d’être aimé ? Tu décris la solitude profonde d’un homme qui n’arrive pas à rencontrer les gens, qui n’arrive pas à se rencontrer lui-même. Est-ce que c’est une solitude qui est liée à un contexte sociologique ? Est-ce que c’est une solitude existentielle ? 

V.M : D’abord, ce livre est en effet une parodie de réflexion existentielle. Il est toujours fait mention de « mon destin », « mon objectif ». C’est un moyen détourné de ridiculiser les quêtes existentielles. Évidemment, on en a toustes, des quêtes existentielles. De mon côté j’en ai énormément. Je passe ma vie à m’inquiéter, à être anxieux pour la mort. 

Mais les raisonnements métaphysiques de mon personnage sont conditionnés, justement, par une structure de pensée. C’est une structure qui, elle, me semble sociologique, qui est la virilité dans la société occidentale. 

S.R : Peut-on dire à ce sujet qu’il y a une dimension politique dans ton roman ? Ton roman interroge-t-il les possibilités de construction de l’identité masculine en dehors de la virilité ?

V.M : Il y a selon moi deux éléments politiques dans mon roman. Déjà, le raisonnement de mon personnage, à mon avis, est faux. La virilité n’est pas liée au corps biologique. La virilité est construite, il y a des codes de la virilité. Soit on veut se conformer à ces codes, soit on ne veut pas s’y conformer. Mais dans tous les cas, ces codes ne justifient pas la violence physique ou verbale. L’idée politique de ce livre, c’est de montrer une virilité à l’œuvre qui ne marche pas, qui n’arrive pas à satisfaire d’autres besoins plus importants, qui empêche l’épanouissement réel parce qu’elle pose des problèmes à tous les points.

Mais en même temps, je n’ai pas besoin d’un roman pour dire que la virilité est problématique. On peut le dire ailleurs et autrement, dans une tribune par exemple, on peut le dire partout. Il y a donc un autre élément politique qui m’intéresse, qui est sous-jacent et qui intéresse la littérature au premier plan, c’est la question du discours. 

La littérature, par rapport aux autres formes artistiques, ce sont surtout des mots sur une page, et l’un des traits de la virilité envahissante, c’est le fait de trop parler. C’est pour ça que je voulais que Créatine soit un monologue, qu’il n’y ait pas de paragraphe. Parce qu’un homme qui parle et qui sent qu’on l’entend parler, on peut le laisser dérouler son fil pendant longtemps, peu de gens vont oser l’arrêter. Dans l’espace public, à l’école, à la télé, les femmes parlent beaucoup moins que les hommes parce que les hommes sont habitués à parler, on leur dit jeunes qu’ils possèdent l’espace. La littérature me permet de montrer cette domination à l’œuvre.

C’est politique, mais c’est aussi existentiel. C’est-à-dire que les hommes ont été conditionnés à avoir le droit de parler, et ils pensent ensuite que c’est un trait naturel, une marque très personnelle de leur talent, de leur réussite, de leur volonté dans la vie. Ce personnage prend le droit de parler, il parle même si on n’a pas envie de l’écouter, pour exacerber sa présence, sa domination sur l’espace du langage.

S.R : Est-ce que ce discours motivationnel, aujourd’hui, n’est pas en train de s’étendre à l’entièreté de la société ? Est-ce qu’il est seulement restreint à la sphère masculine ou est-ce que cette dimension de virilité, n’est pas aujourd’hui devenue la norme dans le cadre du monde de l’entreprise, par exemple, à travers le visage du management et du développement personnel ? Est-ce que ce discours n’est pas un discours qui touche à la fois hommes et femmes confondus dans la même quête de rentabilité et de performance qui est celle du capitalisme contemporain ? 

V.M : Bell Hooks l’a bien montré je pense, la virilité n’est pas seulement l’apanage du masculin. La virilité est construite, c’est un tissu de valeurs morales, éthiques et idéologiques qui sont liées à la masculinité mais que tout un chacun peut prendre, en fait, pour soi, et réemployer à sa manière. Le problème souterrain de ça, dit Bell Hooks, c’est la violence. La violence, la domination des autres, la hiérarchisation, la verticalité, sont des manières de penser que tout le monde peut adopter, mais qui sont nées de l’idéal viril et patriarcal.

C’est-à-dire qu’une femme d’affaire qui va insulter tous ses employés continuellement fait partie du système viril et patriarcal. Et les masculinistes disent souvent « Oui, mais il y a une femme ministre au pouvoir, il y a une égalité femme-homme, on nous ostracise, on nous critique tout le temps, pas tous les hommes sont comme ça, etc. » Oui, mais il faut voir de quelles femmes on parle, et ce qu’elles disent, ces femmes, et les valeurs qu’elles prônent ou représentent. Si elles adhèrent à des valeurs virilistes, patriarcales, autoritaires, si elles reprennent ces codes-là qui à mon avis sont nocifs, on ne peut pas dire que ça change grand-chose. 

Ces arguments-là prouvent d’ailleurs qu’on se pose les mauvaises questions. On ne peut pas dire à mon sens qu’il y ait eu, du côté des hommes, une véritable remise en question.

S.R : Donc là, on pourrait dire que ton roman tourne en ridicule, montre l’échec d’une quête existentielle fondée sur cette valeur-là de virilité. Est-ce qu’en même temps, on peut aussi dire que tu portes un regard tendre sur ton personnage principal ? 

V.M : En fait, je ne suis pas certain que mon personnage fasse souffrir les gens autour de lui. Le personnage prône des valeurs viriles, certes, mais il n’est même pas toujours convaincant : il joue à Nintendogs, il dort dans un lit simple, il ne bande pas, il mange des bonbons, il est impuissant etc. Il n’a pas les instruments qui pourraient faire de lui un acteur du pouvoir. Il est souvent passif et c’est peut-être pour ça qu’il est attendrissant. Je le trouve à titre personnel très drôle.

Il est en manque d’amour, il n’est jamais violent outre mesure, sauf quand il doit se défendre, donc c’est presque lui l’agressé, à chaque fois. Toutes les scènes de combat, en fait, ce n’est que de la défense, d’ailleurs il se fait presque battre à chaque fois. A ce sujet Bell Hooks, encore, rappelle que la violence patriarcale lèse une partie des hommes. Cette idée m’est chère.

S.R : Il y a une dimension ludique dans ton roman, notamment dans le dernier tiers, où tous les proportions deviennent caricaturales et exagérées. Les deux personnages deviennent presque des monstres. Pourquoi as-tu choisi ce genre de la caricature à la fin du roman. Qu’as-tu as voulu montrer ? 

C’est difficile, quand on écrit, de déborder du cadre, parce qu’on veut à notre mesure être aimé.e, on veut que ça marche, on veut être connu.e, ce serait un peu de mauvaise foi de dire le contraire. Alors on a davantage tendance à aller en premier lieu dans la conformité : une histoire qui pourrait plaire, un début et une fin, un texte pas trop long pas trop court, des personnages avec une psychologie facile, des idées confortables, etc.

Il faut du courage pour oser aller au-delà de ce qu’on connaît déjà, pour faire autre chose que les autres. On voit le nombre considérable de romans interchangeables, de recueils de poésie qui parlent de la même chose ou de trois fois rien. On voit à quel point l’écriture inclusive fait peur aux éditeur.ices qui ont peur de ne pas être aimé.es, qu’on n’achète plus leurs livres à cause de quelques points en plus. Beaucoup aiment bien avoir leur petit confort de pensée, leurs petites idées, leurs formes bien fixes, sans prendre de risques même légers.

Mais inversement, quand on prétend être non-conforme, on sait qu’il y a un public pour la littérature trop expérimentale, que ce public est l’élite suprême de la littérature. Beaucoup d’artistes se vantent dans leurs biographies de faire partie de l’avant-garde, exagèrent la dimension novatrice de leur travail, leur génie, leur différence. Mais on sait aussi que ce goût forcené pour l’expérimental ou l’incompréhensible est le caviar de la littérature. 

Je cherche là-dedans un équilibre, une dimension nouvelle qui tenterait de nouvelles choses sans pour autant tourner à vide, sans nombrilisme, sans mépris pour mon potentiel public. 

C’est pour ça que je voulais aussi exagérer dans Créatine. Je voulais faire des monstres absolument invraisemblables, dire n’importe quoi, mentir, répéter des absurdités, inventer des mesures, des chiffres. Je voulais rappeler que la littérature, c’est des dimensions qui n’existent pas, c’est un espace qui n’est pas le réel. Je peux utiliser cette fictionnalité pour faire des choses que je ne pourrais pas faire dans la vraie vie, je peux proposer quelque chose qui change, moins triste, et qui met mal à l’aise, sans pour autant être particulièrement incompréhensible.

S.R : Pour toi, la fonction de la littérature, c’est d’entrer dans cette zone inconnue et de créer une situation d’inconfort ?

V.M : Quand on sort d’un livre, il faut qu’on ait été bousculé.e un peu, que ce soit par une vision plus lucide, un plaisir ou un malaise, il faut qu’il y ait eu stimulation, qu’on en sorte avec quelque chose de nouveau. Et ce serait un échec de sortir du livre en n’ayant rien eu, rien appris, rien touché, en ayant à peu près les mêmes idées qu’avant, comme si le livre n’avait pas existé. Il ne faut pas donc pas que je fasse de littérature gentille. 

Il est évident que pas mal de livres aujourd’hui critiquent le patriarcat comme je le fais. Je ne crée pas d’inconfort d’un point de vue intellectuel ou dans la pensée politique, parce que c’est normal et important de critiquer le patriarcat aujourd’hui. Donc, comment critiquer le patriarcat autrement, en pointant du doigt certaines choses précises, certains impensés, surtout d’un point de vue masculin hétérosexuel ? Moi j’ai choisi un monologue très long d’un personnage gênant qui dit des choses gênantes, et desquelles, par la situation de parole, on ne peut pas se sortir. Je voulais gêner certains acquis, éviter certaines tartes à la crème, les phrases sentencieuses sur la chose, le réalisme ennuyeux, les descriptions attendues. Dire avec plein de bons sentiments « regardez comme je pense bien » ne changeait pas la structure. Il fallait que je propose une littérature inconfortable.

https://zone-critique.com/critiques/victor-malzac-debut-de-promenade/#:~:text=Prix%20de%20la%20vocation%20Cheyne,à%20suivre.

Si c’est pour simplement passer un bon moment, si la littérature est seulement là pour me divertir dans mon canapé sans rien m’apporter d’autre, il y a des choses beaucoup plus rapides, plus captivantes, plus efficaces : le cinéma, les séries, les concerts, les réseaux, Friends, etc. Et si ce sont seulement des idées, les essais théoriques et politiques seront forcément plus fournis que mon livre. Que doit donc faire la littérature, le texte littéraire, pour proposer un plaisir ou une expérience qu’un autre média ne peut m’apporter tout en changeant quelque chose dans la tête, tout en restant attirant ? Il doit proposer une stimulation qu’il n’est pas forcément possible de rendre avec des images, du rapide, du son, du confort passif ou des idées purement théoriques. C’est peut-être là que se trouve à mon avis la spécificité de la littérature. 

© Eloi Céleste

Cet entretien est extrait de la revue papier N°5 sur le Sport. Je commande mon exemplaire :