Dix années de création pour inventer et façonner l’existence de Victor Renard, embaumeur menacé par la lame inflexible de la guillotine. Isabelle Duquesnoy, dont l’ouvrage s’inscrit dans la nouvelle collection des éditions La Martinière « Rubis », a enfin présenté le fruit de son travail en cette rentrée littéraire.
Avant même d’ouvrir ses yeux sur le monde, Victor Renard, dans toute sa difformité, commet un meurtre odieux. Cet enfant tordu et maudit est né dans la mort, son cordon ombilical s’étant enroulé autour de la gorge innocente de son jumeau. Si son père le trouve sans intérêt, la Pâqueline lui reproche la fin de sa carrière d’actrice, la mort du fils idéal et tous les maux imaginables. « Brave Victordu. Bon à rien, mais prêt à tout. » Persuadée qu’il est habité par Satan, chaque contact avec l’enfant la dégoûte au plus haut point. Lorsqu’il ose s’exprimer, cette épouvantable mère lance compulsivement une poignée de fèves noires par-dessus son épaule, comme pour rompre un maléfice. Si cette manie peut faire sourire, ce n’est que le signe d’un brutal rejet pour la victime qu’est Victor. Pourtant, c’est bien en tant qu’accusé qu’il se livre sans réserve aux juges, aux lecteurs.
Après la mort grotesque de son père, il est amené à découvrir le métier d’embaumeur auprès de Monsieur Joulia. Tel un ange gardien, ce maître en la matière va enseigner à son élève les ficelles du métier et le respect de la dignité des morts. Le jeune homme rejeté au cou tordu se change ainsi en « délégué du ciel », en prenant soin de ceux que Dieu a rappelé à lui. Alors que le disciple est habitué aux coups, Joulia préférera maquiller avec soin ses bleus pour les dissimuler.
Mû par l’espoir de vivre dans un milieu élégant aux côtés d’Angélique, sa princesse rêvant d’un siège de choix à la Comédie, l’apprenti embaumeur se présente pourtant au tribunal comme étant le plus vil des hommes, digne d’un monstre de conte pour effrayer les enfants. Le lecteur devient à la fois témoin du quotidien difficile et dérangeant de Victor, et juge de ses réflexions les plus secrètes, de ses actes touchants ou avilissants.
Le jeune homme rejeté au cou tordu se change ainsi en « délégué du ciel », en prenant soin de ceux que Dieu a rappelé à lui
Un réalisme macabre
Au fil des confessions, Isabelle Duquesnoy livre avec précision les usages et croyances des parisiens du XVIIIe siècle. Le personnage au quotidien lugubre évolue au sein d’une société où, pour certains, le cadavre humain est une marchandise comme une autre. Les étudiants en médecine se débarrassent de corps sans vie dans la Seine, ensuite repêchés par quelque opportuniste en quête d’argent. Pourquoi laisser les chairs pourrir et les vêtements se perdre quand ils peuvent encore servir aux vivants ? « Mes premiers habits d’homme furent ceux de mon père défunt », fera remarquer Victor à son auditoire.
Sur fond de Révolution française, les profanateurs de tombes sans scrupules s’emparent des cadavres et reliques royales. L’auteur ayant dirigé l’École supérieure de restauration des œuvres d’art de Sienne, son ouvrage aborde notamment l’utilisation du jus de « mumie » dans certaines peintures françaises. Le cœur d’une dépouille humaine était extrait du corps et embaumé, afin d’être revendu aux artistes qui souhaitaient rehausser et apporter une teinte particulière à leur tableau. Comme lorsqu’il récupérait la viande périmée avec son oncle Elie pour confectionner des pâtés et les revendre, Victor n’hésite pas à participer au commerce des cœurs servant à obtenir ce fameux jus à base des cœurs de la famille royale. Pour le reste de la population, la peur de s’effacer trop vite ou d’être hanté par des âmes maléfiques les pousse à suivre certains rites. Monsieur Joulia enseigne avec patience à son élève qu’un « médecin des morts gagne son pain sur la peur et l’orgueil des vivants ».
Certaines croyances peuvent paraître dérisoires, comme celle où les nouveaux nés décédés et non baptisés reviennent d’entre les morts pour se venger, étant exclus du jardin béni. La maladie n’est d’ailleurs pas considérée comme naturelle, mais comme une punition envoyée par Dieu, qui ne peut être guérie ou empirée que par lui. Ces faits insolites, dépeints avec réalisme, procurent une véritable occasion d’être immergé dans cette période troublante de l’histoire française.
Un récit documenté
Ces confessions soulèvent le cœur, suscitent la pitié et questionnent la dignité de l’homme, qu’il soit embaumeur ou embaumé
Le récit dans lequel nous plonge Isabelle Duquesnoy est en effet décrit et documenté de sorte que le lecteur entame un véritable voyage à travers Paris, de la place de la Révolution (actuellement place de la Concorde) pour assister à la mise à mort du « condamné Capet » le 21 janvier 1793, jusqu’au jardin des Tuileries pour une simple promenade. Le contexte politique transparaît aussi à travers les dialogues entre Victor et son ami Romain, qui s’exprime en supprimant les « R » afin de ne pas prononcer la première lettre du mot « révolution ». De plus, il est à la fois fascinant et dérangeant de vivre l’autopsie de personnages historiques tel que le fils de Louis XVI, ou l’embaumement des « clients » de Victor. Rien n’est laissé au hasard, les procédés et diagnostics déconcertants de la médecine du XVIIIe siècle étant méticuleusement retranscrits.
L’Embaumeur, ou l’odieuse confession de Victor Renard est ainsi riche en faits et anecdotes historiques, apportant une ambiance sombre et réaliste au récit. Ces confessions soulèvent le cœur, suscitent la pitié et questionnent la dignité de l’homme, qu’il soit embaumeur ou embaumé. Brave Victordu. Bon à rien, mais prêt à tout. Comment rester de marbre face à cet homme sinistre, en combat constant pour toucher du doigt l’inaccessible et superficiel monde bourgeois ?
- Isabelle Duquesnoy, L’Embaumeur, ou l’odieuse confession de Victor Renard, ed. La Martinière, 528 p., 20,90 €
Léa Bouzit