A l’heure où l’auteur le plus insaisissable du paysage littéraire français publie son volumineux Fugues, recueil d’articles de 1100 pages parus depuis un demi-siècle, il nous a semblé intéressant de nous pencher, en forme d’hommage, sur l’œuvre de jeunesse de Philippe Sollers, Une curieuse solitude (1958). Alors âgé d’à peine 20 ans, l’écrivain y fait déjà montre d’une puissante maturité et d’une élégance stylistique rare. Retour sur une œuvre mal connue, reniée par son auteur après sa parution, et qui pourtant possède toute sa place au panthéon des grands romans d’éducation du XXè siècle.
« Pour moi, je ne me lasserais pas de citer ce livre dont je parle si mal. Il n’y a pas de raison que cela finisse, sinon la raison-même. Je n’ai pourtant ni le mérite, ni l’originalité de découvrir Philippe Sollers, dont le destin, même si il doit s’entourer de quelques criailleries, est désormais, et largement ouvert. Le destin d’écrire est devant lui, comme une admirable prairie. Ce n’est pas tous les jours qu’un jeune homme se lève et parle si bien des femmes »
Extrait d’un article de Louis Aragon, Les lettres françaises, 20 novembre 1958
L’éloge de l’auteur d’Aurélien, a d’autant plus de force qu’il se couple alors de celui du Nœuds de Vipères, François Mauriac.
Double filiation, double adoubement : le compagnon de route du Parti Communiste, l’écrivain catholique; ainsi débute la destinée littéraire de Philippe Sollers, celui que l’on a successivement affublé au cours de sa carrière du titre de « grosse méduse amorphe» (Dominique Fernandez), de «Portier d’hôtel s’adressant à des touristes étrangers» (Angelo Rinaldi), ou, plus fantaisiste, de «zezette mégalomane», et dont on a dit qu’il était «nombriliste jusqu’à la scoliose», «imbus de lui-même jusqu’à l’os».
Mais Philippe Sollers, c’est peut-être, au-delà des criailleries médiatiques qui l’entoure, et qu’il provoque (l’auteur, qui se dit libertin, s’est successivement affirmé maoïste puis papiste), à mon goût, l’un des plus grand écrivains français vivant, ne serait-ce que pour son best-sellers, Femmes, paru en 1983.
L’auteur y narrait alors, sur 700 pages, les aventures érotiques et sentimentales de S, journaliste américain, entre New-York et Paris, pour donner à lire une vision de l’évolution des mœurs et des idées de la décennie écoulée, en une langue célinienne, tout faite de saccades, et dans cet art propre de ramasser, d’envelopper une idée, une image, en quelques mots, en quelques de points de suspension.
« Plus personne ne sait recevoir, organiser un repas, parler pour parler…Plus une femme ou presque…Fin de la civilisation, en somme…Elles n’ont plus le temps…Ni l’argent…Plus de froufrous, d’équivoques, d’indiscrétions, de salons…Plus de jeu…Bêton partout…Ce serait drôle pourtant, de remettre, les réceptions à la mode, robes, séductions, regards en dessous, esprits, mots d’esprits… »
A rebours de cette modernité stylistique, Une curieuse solitude, publiée 25 ans auparavant, fait alors montre d’un classicisme de plume remarquable pour son élégance proustienne, Proust d’ailleurs cité, en hommage, par « l’écrivain lumière » : « Or, ce même jour, ouvrant pour le relire Le temps perdu (auquel m’unissaient tant de liens que je ne pouvais plus reconnaître), je tombai sur cette phrase que, pour son importance tactique, autant que pour l’émotion qu’elle donna alors, je recopie ici ».
Une curieuse solitude fait montre d’un classicisme de plume remarquable pour son élégance proustienne
L’éducation sentimentale
Le narrateur est un adolescent de 16 ans, « poète et un tant soit peu joli garçon », déjà oisif, d’une famille sans doute aisée. Il y a une grande maison, des domestiques; deux, trois allusions. Mais ces choses-là ne sont pas trop détaillées, ne comptent pas trop peut-être. Car bientôt il rencontre Concha, Concha qui apparaît dans sa vie, une domestique espagnole de 30 ans, qui lui fait découvrir, classique roman d’initiation, l’Espagne, la sensualité, maladroitement, l’amour enfin. Ils s’attachent violemment mais se perdent déjà, et le narrateur arrive sur Paris, puis plonge alors, reclus en sa chambre de bonne, dans un état permanent de contemplation-comateuse, pris par ses insomnies, son asthme, ses fatigues, son inadaptation au monde. Ne survivent de ces heures neurasthéniques, que les divagations du narrateur dans Paris, les réminiscences de Concha, qu’il décide de retrouver sur la fin du roman.
Roman de l’éveil au monde par l’amour, ce qui frappe d’abord dans Une curieuse solitude, c’est la pureté et l’équilibre du langage, nourri par l’intelligence sensible de l’auteur, et que le débordement de sa jeunesse ne vient presque pas gâcher, ou si peu. Insolent, presque, pour son âge :
« L’aube s’organisait au fond d’un paysage de toits et de feuillages. Ce n’était plus un de ces moments de débordement que j’avais si bien connus autrefois et qui, pour un temps très court, me guérissait de l’habitude; ce n’était pas non plus la résignation que j’avais haïe, bien au contraire, mais cet autre sentiment qui se dégageait, fragile peut-être et provisoire, d’être désormais aussi loin que possible de l’agitation et du manège du monde »
Il y a déjà, dans ce premier Sollers, nombre de thèmes, d’images, d’idées, qui vont peupler l’œuvre future de l’écrivain : salut par l’art et la sensualité, triomphe de la lumière, indépendance extrême, orgueil de l’auteur-narrateur, que l’on sent déjà, puissant, ici. Surtout, comme toujours, ses portraits féminins, ses plus grandes réussites :
« Ainsi Concha m’apparaissait guidée par des principes et des décisions supérieures, de sorte que son apparence m’irritait, voulait me faire croire à un mystère qui la maintenait dans cette égalité de sensation. Mais parfois, saisie de je ne sais quelle hâte, elle se déshabillait rapidement tout en conservant – pour la forme – de fausses résistances »
Il y a déjà, dans ce premier Sollers, nombre de thèmes, d’images, d’idées, qui vont peupler l’œuvre future de l’écrivain.
Il n’est peut-être pas anodin que l’auteur d’Aurélien ait salué la parution d’Une curieuse solitude, tant les deux œuvres semblent mêlées dans un même gris. Mais oui, rappelez-vous, Aurélien, cette curieuse histoire d’amour entre un dilettante parisien, et Bérénice, cette bourgeoise provinciale, dans un Paris onirique (ou cauchemardesque ?) des années 20. Aurélien roman du gris parisien, du gris de la pluie, du ciel assombri, de la Seine boueuse, gris de l’écriture même, qui ne fait que mieux rejaillir la perdition du héros, et tout l’éclat de l’amour qui soudain s’empare des deux personnages. Et bien, il semble que cette humeur vaseuse, ce gris atmosphérique, cette manière blanche, neutre, de décrire, et qui dit mieux que toute autre le sentiment d’errance, soit là également, chez Sollers, dans son premier roman, et comme pour nous dire les méandres et les doutes de l’adolescence, qu’éteignent les derniers feux de l’amour vrai : cela s’appelle devenir adulte, et, chez Sollers, c’est mieux dit qu’ailleurs :
« Mais ce qui montait doucement en moi avec le jour, comme d’une inextricable contradiction, cette chose immuable sur laquelle ma vie serait bâtie, et où le monde extérieur n’apporterait plus désormais que des variations, ma solitude enfin, m’avertissait que j’étais guéri de ma jeunesse. On aurait dit, comme dans ces contes anciens, que Concha n’avait reparu que pour me secourir. »
Il semble que Sollers ait parachevé son fantasme d’éducation sentimentale dans son Passion fixe, paru en 2000, et qui reprend la même trame narrative qu’Une curieuse solitude, la romance initiatique entre l’adolescent et la femme mure. Les deux œuvres semblent liées, collées, même si, en 40 ans, le style évolue, et l’écriture se fait plus précise, plus harmonieuse, moins attendue. Plus mélodique encore. Alors, simplement pour le plaisir, et pour achever cet article, cette citation :
« Je dis passion fixe, puisque j’ai eu beau changer, bouger, me contredire, avancer, reculer, progresser, évoluer, déraper, régresser, grossir, maigrir, vieillir, rajeunir, m’arrêter, repartir, je n’ai jamais suivi, en somme, que cette fixité passionnée. J’ai envie de dire que c’est elle qui me vit, me meurt, se sert de moi, me façonne, m’abandonne, me reprend, me roule. Je l’oublie, je me souviens d’elle, j’ai confiance en elle, elle se fraye un chemin à travers moi. Je suis moi quand elle est moi. Elle m’enveloppe, me quitte, me conseille, s’abstient, s’absente, me rejoint. Je suis un poisson dans son eau, un prénom dans son nom multiple. Elle m’a laissé naître, elle saura comment me faire mourir »
Lisez ce Sollers-ci, et puis lisez tous les autres aussi.