À la fin du XIXe siècle, dans un petit village nommé Motal, des hommes juifs abandonnent leur mode de vie pour s’enfuir à Odessa, Paris ou New York. Le troisième roman de l’auteur israélien Yaniv Iczkovits traite d’une disparition plus inhabituelle : celle de Fanny Keismann. Lorsque Mende, mère de deux enfants, perd subitement la raison et se jette dans la rivière après la fuite de son mari à Minsk, sa sœur, Fanny, décide que c’en est trop : elle va traquer ce bon à rien elle-même. Ainsi commence le roman de Yaniv Iczkovits, La Vengeance de Fanny, en français chez Gallimard, paru sous le titre Une Prière d’après minuit en hébreu, et traduit par La Fille du boucher en anglais, un récit foisonnant, rempli de violence, de sous-intrigues et de détails historiques.
La Zone de résidence, où se situe l’action de ce roman, désigne la région ouest de l’Empire russe où étaient cantonnés les Juifs, jusqu’en février 1917 par le pouvoir impérial. Créée par Catherine II de Russie, cette zone comptant pour un quart de la partie européenne de l’Empire russe incluait la plus grande partie de ce qui est à présent la Lituanie, la Biélorussie, la Pologne, la Moldavie, l’Ukraine et des parties dans l’ouest de la Russie. Les Juifs étaient nombreux dans ce territoire ; leur implantation était ancienne, leur activité économique, culturelle et religieuse était importante.
Interdits de vivre dans certaines villes comme Kiev, Sébastopol ou Yalta, ils ne pouvaient s’installer que dans des villes ouvertes comme Poltava, Odessa ou Kichinev, ce qui favorisa l’émergence de shtetls (littéralement « petite villes » en yiddish). La communauté juive y ménageait sa vie en marge de la population chrétienne orthodoxe, dans des conditions aléatoires, dépendantes du climat et des événements politiques. Les périodes économiquement satisfaisantes et gaies alternaient avec les périodes plus pénibles, où nul n’était à l’abri de la pauvreté, des sécheresses ou des pogroms des cosaques. Les tribulations de la vie quotidienne juive dans la zone de résidence sont immortalisées dans les tableaux de Chagall, par la musique klezmer et des écrivains yiddish comme Sholem Aleichem, le Mark Twain juif d’après Mark Twain lui-même, dont les histoires de Tévié le laitier dans un shtetl imaginaire ont été popularisées plus tard par la comédie musicale Un violon sur le toit, et son fameux « If I Were a Rich Man ».
De ces shtetls il ne reste aujourd’hui plus rien, et on ne parle guère yiddish qu’à Brooklyn et Jérusalem.
La grande traversée
Fanny quitte donc son shtetl de Motal pour gagner la grande Minsk retrouver le mari de sa sœur, Mende, qui a disparu depuis dix mois sans un mot, et le contraindre à signer l’acte de divorce. Elle est aidée dans sa quête par Žižek Breshov, un ancien soldat mutique qui a été enlevé enfant pour intégrer l’armée du tsar. Après son retour au village, il a finalement été rejeté par ceux-là mêmes qui n’avaient pas réussi à le protéger.
Au fil de cette épopée, Iczkovits explore la richesse, la complexité et les dangers constants de la vie des communautés juives sous l’Empire russe.
En tant que fille du shohet, l’abatteur rituel du village, Fanny a appris le maniement du couteau d’abattage, ou hallaf, étant enfant ; depuis lors, et bien qu’elle ait renoncé à tuer des animaux elle-même après avoir vu son grand-père déchiré par un chien maltraité, elle porte toujours un petit couteau attaché à sa cuisse. Fusil de Tchekhov oblige, la lame aiguisée entre en jeu dès la première nuit du voyage de Fanny et Žižek, lorsque cette dernière égorge sans ciller une famille de bandits qui les agressent et les menacent des pires sévices. L’occasion d’apprendre de Fanny qu’« à son père qui s’insurgeait en lui rappelant ”la supériorité de l’homme sur la bête”, elle avait rétorqué : ”Tout dépend de qui est l’homme et qui est la bête.” »
Après la mort des trois voleurs, Fanny et Žižek se retrouvent rapidement en compagnie de deux nouveaux alliés, et tentent d’échapper ensemble à Piotr Novak, agent de la police secrète russe. Ce Novak parvient presque immédiatement à retrouver le groupe en fuite, ce qui contredirait le jeu traditionnel du chat et de la souris, auquel le lecteur pourrait s’attendre, s’il ne les perdait pas à nouveau, très vite et fort heureusement pour le déroulement de l’histoire.
L’odyssée de Fanny peut se poursuivre.
Au fil de cette épopée, Iczkovits explore la richesse, la complexité et les dangers constants de la vie des communautés juives sous l’Empire russe. Les deux personnages sont d’autant plus convaincants qu’ils sont traversés de moments de doutes et d’irrationalité. À mesure que l’histoire se déroule, ils nous montrent que, par-delà les contraintes historiques, le caractère et la détermination peuvent avoir raison des circonstances.
Babar à Limoges
Il y a un éléphant dans la pièce. Il nous fixe. Nous ne pouvons l’ignorer.
Dans son pays, le romancier et ancien universitaire Iczkovits, est peut-être plus connu pour son engagement politique que pour ses écrits de fiction. En 2002, lorsqu’il a été appelé pour son service de réserve, il a en effet coécrit une lettre ouverte refusant de servir dans les territoires occupés.
Nous pouvons entendre sa voix quand Fanny envisage que « chaque affliction qui se produit en un endroit est rendue possible par son acceptation silencieuse ailleurs ».
Iczkovits laisse aussi entendre à plusieurs reprises que tout confort est relatif, et qu’il repose toujours sur l’indifférence et l’injustice. Mais s’il croit aussi en notre obligation morale d’agir, l’intrigue de son roman évite l’angélisme, puisque toutes les tentatives de Fanny pour arranger les choses sont accompagnées d’un niveau excessif de dommages collatéraux. Et puis, Fanny ne cherche pas seulement la justice : elle exerce aussi sa liberté.
Don Quichotte sur le toit
Traduit par Jérémie Allouche, La Vengeance de Fanny se lit comme un conte populaire, parsemé de jargon yiddish et composé de vignettes disparates, un large éventail de personnages secondaires, prétextes à des digressions savoureuses, dont l’intrigue fait la part belle au hasard, aux rencontres fortuites et aux coups de chance, une épopée picaresque empruntant autant à Homère qu’à Cervantès, avec tout le folklore ashkénaze que l’on peut imaginer. On apprend d’ailleurs quelques mots de yiddish, cette langue presque disparue, qui peuvent toujours être utiles, comme bobè pour dire grand-mère, latkes pour commander des beignets frits de pomme de terre chez Schwartz, ou shkotz, pour désigner un jeune Juif qui se comporte comme un chrétien.
C’est un véritable plaisir de lire ce roman et son mélange d’humour noir et de brutalité occasionnelle, cette fresque fourmillante de points de vue, de personnages, de situations tragiques ou burlesques.
Iczkovits rassemble dans sa fable des personnages aux qualités exacerbées, mais chaque personnage est bien plus que son archétype, et aucun d’eux n’est tout à fait ce qu’il semble être à première vue. Fanny est décrite comme une épouse heureuse et une mère aimante, mais elle montre aussi une attirance particulière et insoupçonnable pour la violence et la liberté. Žižek, considéré à tort dans le shtetl comme un imbécile, est en réalité vénéré par ses anciens compagnons d’armes. Le policier Novak et ses postures antisémites se sent tout compte fait plus à l’aise en compagnie des habitants juifs de Motal qu’avec sa femme et ses fils à Saint-Pétersbourg.
La fin du roman est peut-être trop bien ficelée, avec tous les fils détachés qui se rejoignent en une trentaine de pages seulement. Cependant, la conclusion fantastique s’inscrit parfaitement dans le reste du livre, mettant en évidence sa structure de conte populaire plutôt qu’un réalisme strict.
C’est un véritable plaisir de lire ce roman et son mélange d’humour noir et de brutalité occasionnelle, cette fresque fourmillante de points de vue, de personnages, de situations tragiques ou burlesques, une quête pleine d’espoir de petits réconforts, une recherche du peu de justice qui se cache dans un monde absurde, où résonne parfois le triste constat d’Iczcovits caché derrière la parole d’un rabbin que consulte Fanny : « Avec eux nous partageons la même terre, mais pas le même monde. »
- La Vengeance de Fanny, Yaniv Iczkovits, Gallimard, 2023.
Crédit photo : Yaniv Iczkovits par Eric Sultan © Editions Gallimard