Tout le monde connaît la première phrase d’Aurélien : “La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide.” Le reste vaut pourtant le détour : soirées et beuveries dans le Paris de la Belle Époque, égarements amoureux, rencontres à la piscine, références à l’Inconnue de la Seine…
Aurélien, c’est l’histoire d’un amour impossible entre un jeune bourgeois rentier abîmé par la Grande Guerre et Bérénice, une jeune provinciale qui cherche à conquérir son indépendance. C’est aussi l’histoire de toute une génération sacrifiée lors de la Première Guerre mondiale qui cherche à oublier ses blessures en se plongeant dans la folie des années 1920, sans penser aux hostilités qui reprendront la décennie suivante. C’est encore l’histoire d’un jeune homme à la vie médiocre qui cherche un sens à son existence et s’éprend d’une jeune fille au nom d’héroïne de tragédie pour étancher sa soif d’absolu.
« La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n’aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu’il n’aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu’il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d’Orient sans avoir l’air de se considérer dans l’obligation d’avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n’aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l’avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d’ennui et d’irritation. Il se demanda même pourquoi. C’était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois… Qu’elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n’y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l’irritait. Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l’avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu’il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l’avait obsédé, qui l’obsédait encore :Je demeurai longtemps errant dans Césarée…
En général, les vers, lui… Mais celui-ci lui revenait et revenait. Pourquoi ? c’est ce qu’il ne s’expliquait pas. Tout à fait indépendamment de l’histoire de Bérénice… l’autre, la vraie… D’ailleurs il ne se rappelait que dans ses grandes lignes cette romance, cette scie. Brune alors, la Bérénice de la tragédie. Césarée, c’est du côté d’Antioche, de Beyrouth. Territoire sous mandat. Assez moricaude, même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles. Césarée… un beau nom pour une ville. Ou pour une femme. Un beau nom en tout cas. Césarée… Je demeurai longtemps… je deviens gâteux. Impossible de se souvenir : comment s’appelait-il, le type qui disait ça, une espèce de grand bougre ravagé, mélancolique, flemmard, avec des yeux de charbon, la malaria… qui avait attendu pour se déclarer que Bérénice fût sur le point de se mettre en ménage, à Rome, avec un bellâtre potelé, ayant l’air d’un marchand de tissus qui fait l’article, à la manière dont il portait la toge. Tite. Sans rire. Tite. Je demeurai longtemps errant dans Césarée… »
Louis Aragon (1897-1982) est le fils naturel de Louis Andrieux, un homme politique fameux de l’époque, qui l’a longtemps tenu caché et ne l’a jamais reconnu. Nombre des écrits de l’auteur portent la trace de cette blessure. En 14-18, il est confronté à l’horreur de la guerre en tant que médecin sur le front. Il intègre ensuite des cercles dada et surréalistes. Avec Breton et Eluard, il devient membre du Parti Communiste français. En 1928, il rencontre Elsa Triolet, sa muse pour la vie. La défaite de 1940 marque un tournant dans sa poésie qui devient réinterprétation de la tradition.
Étudiante en histoire, mais passionnée plus largement par la lecture et le monde de la culture.
Et vous, qu’avez-vous pensé de cette oeuvre ? Lancez ou participez à la discussion, partagez vos réactions avec la communauté, et faite de cet espace un lieu de partage et de débat constructif !