Assis dans la grande salle du Tribunal de première instance des communautés européennes, je luttais contre l’endormissement pendant que le représentant de la Commission défendait sa décision d’un ton monocorde, devant des juges impassibles. Arriva soudain une houle, une robe noire qui semblait une tornade trapue – un être qui semblait rendre possible l’idée de tornade trapue, dont je me rends compte en l’écrivant qu’elle semble une expression malheureuse alors que, je le jure, c’est que j’ai vu. Avant d’entendre sa voix chaude, rocailleuse, aveyronnaise : « je représente une société qu’on veut démanteler, démantibuler, dépecer… ». Je crus voir débouler Mirabeau ou Danton dans cette audience compassée, ou peut-être Depardieu à qui, je l’appris plus tard, il détestait être comparé malgré un nez identique. Comment savoir si le souvenir est exact, ou remodelé par la sédimentation d’autres plus récents ? Je crois pourtant avoir été fasciné instantanément.

Agnostique nostalgique du catholicisme de son enfance, joueur de rugby, amateur d’abats, de femmes fatales et d’écrivains communistes – communisme qu’il pratiquait à sa manière, distribuant à tous vents, généreusement, jusqu’à ne rien conserver de ses honoraires d’avocat à succès –, il semblait fait pour défendre des assassins pittoresques ou effrayants. Mais peu importait : quand il plaidait de sa voix forte, tantôt ironique et charmeur (« Les contradictions de l’argumentation adverse me placent devant ce que la psychanalyse des années 1970 appelait une injonction paradoxale »), tantôt colérique, un contentieux sur la tarification des interconnexions de téléphonie mobile devenait un roman picaresque, ou une épopée où s’opposaient le bien et le mal. 

En oncle affectueux, il m’avait dit un jour d’un œil vif, avec un petit sourire indulgent, entre deux verres de whisky : « votre argument était brillant comme d’habitude, mais comme disait Barrès, l’intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes. » Je lui fis lire Vie et Destin, qui, me dit-il, le sidéra ; lui me fit découvrir Roger Vailland et Balthasar Garcia. Les déjeuners s’éternisaient, j’en repartais chargé de récits, de livres à lire, de films à voir, d’amitié, et souvent d’un appel à découvrir en sa compagnie son Rodez natal.

Il m’avait un jour conté le mystère qui le tourmentait : l’origine de sa mère, confiée...