Marseille ne se visite pas. Elle s’avale. Elle s’encaisse. Elle cogne plus qu’elle n’accueille. Elle rentre dans les narines, oppresse jusqu’à l’étouffement puis enivre. C’est une ville qu’on n’aime jamais tout à fait, qu’on n’oublie jamais non plus. Une ville sale et radieuse, moite et sèche. Parfois le mistral l’enrage, rajoutant à ses odeurs de mer et de sueur, celles de ses déchets qu’elle vomit abondamment. 

Léone y débarque comme on débarque dans une vie qu’on n’a pas choisie. Affamée, sans le sou, curieuse. La sublime vagabonde a 17 ou 18 ans avec un prénom de martyre et une libido de feu follet.

« Lasse des heures écoulées dans un train, je marchais droit devant moi. Je ne rencontrais toujours pas la mer : mais je savais qu’elle hébergeait la ville et qu’elle était une couleuvre d’abandon dans les plus belles heures. »

Agnès Duits se cache derrière Léone Guerre, qui livre ici « un chef d’oeuvre discret de la littérature érotique» selon Guillaume Fallourd. Difficile de le contredire. Publié en 1970, oublié, puis réédité notamment dans la collection Lectures amoureuses des éditions La Musardine, ce roman est une déflagration de sexe, de beauté et d’intelligence. Une ode sensuelle et sale à Marseille, ville vivante, amante et cannibale.

Ville-corps et ville-cadre, elle respire, bande, suinte, dévore. Elle tord Léone jusqu’à ce qu’elle devienne, elle aussi, un morceau de décor. Marseille est cet espace désirant, peau vibrante, décor sensuel et dangereux. Elle donne à l’écriture sa chair et à l’érotisme son théâtre. 

« La rue était une patinoire de jade où s’enfonçaient les silhouettes. Je commandai encore au garçon un demi-litre de rosé, puis un martini. Pour être plus proche de mes désirs et dans la bouche même de la vie, je savais qu’il fallait boire. »

Son récit est traversé de visions à la fois pornographiques et mystiques, du Georges Bataille biberonné au pastis. L’érotisme y est brut, poétique, frontal. Le pire et le plus beau, c’est que la puissance de sa grâce l’allège de toute vulgarité.

Marseille devient l’organe central du récit. Une bouche, une chatte, un ventre, un cul. Un théâtre de chair et d’orages.

« Marseille, ville de chairs et d’orages, de corps qui se développent ainsi que des fleurs monstrueuses et savantes au gré de leurs promenades, alanguissement dans les bistrots qui sont des croûtes au soleil et puis quand c’est la tombée de la nuit voici la brise qui mord avec délectation la moiteur des épaules et des jambes. »

On y baise, on y rêve, on y crève. Léone enchaîne les rencontres pour oublier, pour sentir, pour exister. Des hommes qui sentent le sel, la bière tiède et la solitude. Ça l’inspire, mais cela ne veut pas dire qu’elle y va. Elle joue à ce jeu sérieux du désir. Quitte à frustrer, quitte à se frustrer.

Léone Guerre écrit le sexe avec candeur, la mort avec maturité. Ce pourrait être une héroïne, mais c’est une affamée lucide, une enfant perdue avec le feu au ventre. Elle le sait et l’assume, Léone cherche à vivre intensément pour fuir l’innommable. La peur de la mort l’encourage à vivre.

« En ce temps-là, je pensais sans cesse à la mort et peut-être tous ces jeux du corps n’étaient-ils qu’un rempart contre ce qui, dans mon imagination, m’affolait parce que n’ayant point de forme nommable. »

Sa lucidité n’a rien de lourd, elle assagit un texte sauvage. Ses souvenirs de ses premiers émois sexuels lui reviennent proposant une rétrospective d’un érotisme brûlant. Elle s’arrache au décor juste assez pour mieux s’y perdre à nouveau.

À bien y regarder, ce n’est peut-être pas elle que l’on suit, mais la ville elle-même, traversée de désirs, de sueur et de vertige. Ce n’est pas un simple livre de baise, c’est une messe noire. Un chant érotique pour celles et ceux qui savent que jouir, c’est survivre. Et que Marseille, cette garce magnifique, est l’autel idéal pour y poser sa peau, ses plaies, ses fantasmes.

Illustration : @jolitmot.