Lepremier roman de Hajar Bali est celui de la transmission, et de ce que l’on choisit d’en faire. Il raconte l’histoire de quatre générations qui cohabitent et s’entrechoquent, dans l’Alger contemporain encore endolori par les traces d’un passé houleux. Là, se confondent avec la grande Histoire les destins de personnages qui se cherchent et tentent de vivre avec leurs cicatrices.

Une poétique de la fracture : générationnelle, identitaire, « genrée »
Ce qui interpelle d’abord dans Écorces, c’est le titre, qui, d’emblée, s’annonce comme une métaphore filée. Il renvoie aux quatre générations qui constituent le fondement même du récit, autant de couches qui se superposent : Baya, « Son Altesse Baya », l’arrière-grand-mère que la mort dédaigne, Fatima, la grand-mère, femme plus réservée mais peu farouche, et puis Meriem, la mère courage, la force tranquille qui élève son fils, Nour, le seul homme au milieu de ces femmes aimantes mais possessives.
L’écorce, c’est aussi cette carapace dure et coriace qui enveloppe les personnages. Le foyer est devenu leur refuge. Ce petit appartement algérois, si exigu que tous vivent entassés, les protège depuis le départ forcé de Kamel, le père de Nour. L’extérieur est d’ailleurs souvent perçu comme une menace, par Baya, qui le rattache à l’enlèvement de son fils Haroun et à leur fuite, plus tard, lorsqu’elle le récupère et tente d’échapper à sa belle-famille.
Malgré tout, cette carapace est percluse de fissures, à l’image des failles qui caractérisent les personnages, et elle laisse entrevoir ce que chacun cherche à dissimuler, ou peine à formuler. Nour, dernière strate de l’écorce, porte en lui, comme un héritage, tous les stigmates de ce passé qu’il n’a pourtant pas vécu : « Un autre monde est là, indifférent à mon histoire ».
Quant aux blessures enfouies de Baya et Meriem, elles refont doucement surface, dans un dévoilement progressif de leurs histoires, intimement mêlées au contexte socio-politique de leurs époques respectives. Malgré le poids des traditions, les femmes dans Écorces se distinguent par leur inébranlable courage et elles imposent souvent leur opinion. Pour la vaillante Baya, dont le mariage est scellé sans son accord alors qu’elle sort de l’adolescence, il s’agit, tout de suite, d’accepter son sort et même d’y cultiver son bonheur :
« Baya, qui brandit son amour pour l’homme comme une défense absolue, malgré les arguments discutables, malgré l’impossible réciprocité, ne veut pas se départir de sa joie de ni de son envie d’accéder au statut enviable d’épouse puis de mère. Instinctivement, comme tout animal, elle prend acte de la réalité immédiate sans rechigner. »
Du courage, elle en fait preuve aussi plus tard, lorsqu’il s’agit pour elle de récupérer son enfant, malgré la guerre qui fait rage, les qu’en-dira-t-on et les dangers encourus.
“Malgré le poids des traditions, les femmes dans Écorces se distinguent par leur inébranlable courage et elles imposent souvent leur opinion.”
Celle qui contrebalance cette image de femme rebelle, c’est Meriem. Son époque est autre et le rapport au mariage différent. Plus impactée par le regard de la société, elle se marie pour échapper au célibat et n’a pas la force d’assumer ses idées libertaires, malgré ses études qui lui confèrent un certain niveau intellectuel. Elle est la représentation même de la difficulté, pour certaines femmes, pourtant conscientes de leur aliénation, de faire abstraction de leur éducation qui les a conditionnées à être épouses et mères :
«Elle avait peur de pousser trop loin sa réflexion, de devoir tout lâcher : convictions, traditions ; de risquer pour elle-même l ’inconfort de la solitude et du jugement des autres.»
Elle se ressaisit pourtant lorsqu’elle épouse Kamel et se rend compte qu’il en aime une autre. Solide, Meriem tente de nouer le dialogue, de comprendre cet homme taiseux et rêveur. Car en effet, la masculinité est mise à mal dans Écorces et le courage de ces femmes contraste avec le désenchantement qui caractérise les hommes du roman.
Privés de parole, passifs, absents, les personnages masculins ne sont plus les figures monolithiques du pouvoir. Enfermés dans leur mutisme, ils renvoient à une facette essentielle du livre : l’incapacité à dire.
L’échec du langage
Les non-dits sont plus éloquents que les dialogues dans Écorces. D’abord parce que la narration repose sur le dévoilement d’un secret. Mais parallèlement, c’est un roman qui interroge constamment les possibilités et les limites du langage, lieu de lutte et toujours en décalage face à la pensée, plus forte, plus vivace. Que peuvent encore les mots dans un contexte où la parole est constamment menacée de dévoiement ? Comment s’exprimer quan...