C’est par une journée de novembre 1968 qu’Anne-Marie (dite Annie) Laclavetine perd la vie, emportée par une vague meurtrière qui aura léché de trop près les rochers de la Chambre d’Amour à Anglet. Son frère Jean-Marie a assisté au drame qui a frappé de plein fouet cette famille qui avait tout pour être heureuse. Dès lors, une chape de plomb s’est abattue sur ses différents membres et d’Annie, il ne sera plus question explicitement. À la question de savoir qui était la jeune fille qui apparaissait sur telle photo, on répondait : « C’est une amie de la famille ». Ce non-dit a étreint les Laclavetine pendant cinq décennies et ce n’est qu’en 2018 que Jean-Marie, devenu célèbre romancier et éditeur, part enfin en enquêteur sur les traces de sa sœur pour découvrir qui elle était vraiment et les raisons qui ont poussé sa famille à se murer dans le silence si longtemps. Il est alors allé de découverte en découverte et s’est rendu compte que ce drame, qui a été à l’origine de sa vocation d’écrivain, a toujours été présent, en filigrane, dans son œuvre.

Il a accepté de revenir, pour Zone Critique, sur les deux derniers livres qu’il a consacrés à Annie, sa famille et les morts qui accompagnent sa vie : Une Amie de la famille et La Vie des morts. Deux livres autobiographiques qui tournent (peut-être définitivement ?) la page de la fiction et qui marquent assurément un tournant dans la vie et l’œuvre de Jean-Marie Laclavetine.     

Zone Critique :Une Amie de la famille est le récit de la mort, le 1er novembre 1968, de votre sœur Annie, emportée à vingt ans par une vague sur une plage d’Anglet. Votre ouvrage évoque également la recherche que vous effectuez, cinquante ans plus tard, des conditions dans lesquelles le drame s’est produit et des raisons pour lesquelles le silence s’est abattu sur sa mémoire. Quel a été l’élément déclencheur de cette recherche ?  

Jean-Marie Laclavetine : Tout est parti d’un rêve récurrent, que je raconte dans le livre : je bois une bière en terrasse, sur une place, et de l’autre côté de la place je vois une femme vêtue d’une robe blanche sans manches, que je ne reconnais pas, et qui me fixe. Je la vois héler un gamin, lui donner une pièce, et le gamin file. La seconde d’après, il est devant moi avec un bouquet de fleurs blanches. Je prends le bouquet, lève les yeux, la femme a disparu. J’ai cru comprendre, soudain, qu’il s’agissait de ma mère, décédée récemment. Pourquoi m’appelait-elle ? Voulait-elle que je parle d’elle ? Surprenant : elle avait un fort caractère, mais était discrète et réservée. Puis j’ai fini par reconnaître la robe blanche que ma sœur portait sur une photo d’un album. C’était bien elle qui me faisait signe au fil de ces rêves récurrents. J’ai ressenti le besoin, dès lors, de raconter le demi-siècle de silence qui a enseveli ma famille après la mort d’Annie, comme un sortilège. Ce silence restait un mystère incompréhensible. Quelle force nous empêchait de parler ? J’ai interrogé ce silence et ce qui tournait autour, ce qui, dans nos vies, prenait un sens à partir de lui. 

Une Amie de la famille est un livre joyeux car la sortie du silence qu’il a réalisée s’est faite de façon naturelle. Le sortilège a été levé sans lutte. J’ai compris tout de suite qu’il ne s’agissait pas pour moi de rédiger un livre sur la mort mais d’écrire la vie, de montrer tout ce que les morts nous apportent de vie. J’ai mis en évidence ce que ce drame a paradoxalement déclenché de positif chez moi, comme l’écriture, ce cadeau qui m’est venu d’une morte, comme un bouquet de fleurs. J’ai toujours su que sans cet événement tragique, je n’aurais jamais été écrivain. La mort d’Annie a très profondément modifié mon destin et le cours de mon existence.  

ZC :Revenir sur cet événement, cinquante ans plus tard, vous a donc interrogé sur votre vocation; si la mort d’Annie a fait naître l’écrivain, l’élucidation du mystère de sa mort vous a poussé à déclarer ne plus vouloir écrire de fiction, comme si une boucle, ou un cycle, se refermait. 

JML : Oui mais cette boucle ne se referme peut-être pas totalement. Ce que je sais, c’est que l’envie de fiction, de récit d’imagination, en ce moment, ne se fait plus sentir. Je n’ai aucun projet de fiction. L’idée d’inventer des histoires me paraît aujourd’hui presque absurde alors que c’est l’activité à laquelle je me suis consacré pendant toute ma vie, et que je continue à me consacrer, en tant qu’éditeur, aux fictions des autres. Comme si j’avais écrit tous ces livres pour en arriver à Une Amie de la famille et à La Vie des morts qui, pour moi, ne font qu’un livre. En l’écrivant, je me suis aperçu que je n’aurais pas pu rédiger ce récit autobiographique, où rien n’est inventé, hormis les petites entorses faites au réel par ma mémoire, si je n’avais pas fait mes armes, durant toutes ces années, en racontant des histoires fictives. En effet, cela m’a permis de comprendre comment se fabrique un récit, comment s’enclenche une narration, comment prendre en charge le lecteur pour l’accompagner tout au long de sa lecture. Le récit, qu’il soit d’invention ou de témoignage, c’est la vie même. J’ai constaté que cette entreprise était aussi entraînante et vivante que l’écriture de fiction. 

ZC :Votre premier livre, les Emmurés, évoquait déjà la quasi-noyade d’un de vos personnages, emporté par une vague. Le titre peut éventuellement faire penser aussi, inconsciemment, à votre famille qui était elle-même emmurée dans le silence et a choisi de taire tout ce qui pouvait avoir un rapport avec la mort d’Annie. Le silence a-t-il été le mot d’ordre de votre famille pendant toutes ces années ?   

JML : Il faut envisager le silence comme une force qui n’est pas destructrice, contrairement à une conception répandue par la psychanalyse, qui assimile le silence à la mort. Le silence pour moi n’est pas la mort. Il peut parfois détruire la vie, c’est vrai, mais il peut aussi la protéger. Voilà ce que j’ai eu envie d’interroger : ce qu’abritait cette maison de silence. 

Il n’y avait aucune relation consciente entre mon premier roman et l’histoire de ma famille, le lien ne m’est apparu que très tardivement. J’avais placé en exergue cette citation de René Char : « Que voient les emmurés ? L’oubli ? Leurs mains ? ». Je ne sais plus pourquoi je l’avais choisie à l’époque, il me semble qu’il n’y avait pas de rapport direct avec l’histoire que je racontais dans cet ouvrage. Mais en effet, nous étions emmurés dans le silence (qui n’est pas l’oubli), et la narratrice de ce roman manquait de se noyer au Pays basque. Je l’ai sauvée… J’ai ensuite écrit un roman intitulé La Maison des absences. J’ai mis du temps à remarquer ces correspondances entre mes romans et l’histoire fondatrice de l’accident mortel qui a emporté ma sœur.   

ZC :Le silence induit aussi la notion de secret. Comme vous l’écrivez : « Le silence, les secrets : voilà sur quoi se fondent les familles. » Pourquoi, selon vous, le secret est-il un pilier d’une famille ? Tout secret n’a-t-il pas pour finalité d’être éventé ? Le silence n’est-il pas plutôt un inhibiteur ? 

JML : Le secret, comme le silence, ne sont pas selon moi une charge forcément mortifère ou funèbre. J’ai eu récemment une discussion en public avec un écrivain et psychanalyste, Philippe Grimbert, qui a beaucoup écrit sur le silence. J’égratigne quelque peu les psychanalystes dans ces deux livres mais de façon espiègle, sans que ce soit un combat.  Je n’ai bien sûr jamais été psychanalysé. Lors de cette discussion, Grimbert a eu cette formule (c’est une citation, je ne sais plus de qui) : « Ce qui est tu tue. » Je suis opposé à cette conception. Le silence peut bien sûr entraîner des dégâts funestes (qu’on pense à celui des victimes de pédophilie, ou des femmes violées) mais ce n’est pas de cela que je parle dans mes deux ouvrages. Je ne parle pas du silence honteux qui entoure les crimes ou les défaites. À une douleur immense, ma famille a trouvé un exutoire dans le silence. Mais elle aurait tout aussi bien pu le trouver dans la parole. J’ai rencontré, après la parution d’Une Amie de la famille, de nombreux lecteurs qui ont fait l’expérience du deuil ; certains me disaient qu’ils avaient vécu la même expérience, pour d’autres c’était l’inverse, ils devaient extérioriser ce deuil en parlant, le conjurer par les mots. Or, le salut ne vient pas de la parole, pas plus que du silence. Le temps seul peut être le grand infirmier mais quand on est confronté à un arrachement de cette ampleur, quand un être si cher vous est enlevé, même le temps parfois reste impuissant. Très souvent, dans le discours psychanalytique, qui a beaucoup déteint sur le discours général, on accepte comme une évidence le pouvoir presque magique de la parole, qui dénoue les conflits, apaise les douleurs. Je n’y crois pas.     

ZC : La rédaction de vos deux livres a peut-être été une auto-psychanalyse…

JML : Je m’adresse à la clique viennoise en lui demandant de rester au large, car les psychanalystes convoitent la même marchandise que les écrivains : bas les pattes, ne touchez pas à notre petit pactole névrotique, c’est notre trésor ! C’est avec lui que nous écrivons nos livres. Je plaisante, évidemment.

ZC : Vous avez rédigé au jour le jour. Aviez-vous, dès le départ, en 2018, en tête d’écrire un livre sur Annie et de le publier ? Ou l’idée de la publication est-elle venue après ?

JML : À partir du moment où j’ai écrit la première phrase, j’ai su que je publierais ce livre. La littérature est un partage. Je ne savais simplement pas quelle forme le récit allait prendre. J’ai voulu composer deux livres de vie et pour ce faire, je ne devais pas me cantonner au passé, et me limiter à reconstituer une histoire, un portrait post mortem de ma sœur, comme si je gravais une stèle. Je voulais parler de la vie qui continue sans elle et avec elle, montrer comment les morts infusent dans nos vies, comment ils y instillent des éléments qui ne sont pas seulement des souvenirs nostalgiques, de la tristesse ou un manque, mais une dynamique, des formes d’action ; pour montrer cela, il fallait que je raconte au jour le jour et au présent la « résurrection » de ma sœur. 

ZC : Vous vous êtes rendu plusieurs fois sur les lieux du drame et à chaque fois, une vision plus conforme à la réalité que dans vos souvenirs refaisait surface. Était-il important pour vous que le récit soit le plus fidèle possible au réel, sans les déformations que la mémoire peut infliger au souvenir ?

JML : Je ne m’en suis rendu compte qu’a posteriori et j’ai compris que c’était cela le sujet de mon livre : non ma sœur elle-même mais la cohabitation entre les vivants et les morts. J’ai vu très vite que la mémoire était extrêmement trompeuse, que les souvenirs que je croyais fiables et précis étaient en partie reconstruits. La mémoire ne cesse de retravailler le passé et plus nous convoquons les souvenirs, plus nous les déformons sans nous en rendre compte. J’ai commencé à raconter l’histoire, l’événement en lui-même mais dès la première page, certains faits que je croyais avérés se sont révélés faux. Ainsi, j’étais persuadé que l’accident s’était produit le matin. Et j’ai raconté, dans mon livre comment cette matinée s’était déroulée selon le souvenir que j’en avais gardé : la préparation du déjeuner par ma grand-mère, l’annonce de l’accident, le fait que le déjeuner soit resté sur la table sans que quiconque y ait touché… Mais en rassemblant de la documentation, des articles de presse, des archives familiales que je n’avais jamais consultées, j’ai appris que cet accident avait eu lieu l’après-midi. Le repas avait donc bien eu lieu et en présence de ma sœur. Mes ...