Dans un élan de vérité sur la condition féminine, la littérature contemporaine s’attache de plus en plus à déconstruire les illusions autour de la maternité, longtemps idéalisée. Désormais questionnée, cette figure centrale n’échappe plus à l’analyse critique. Certaines voix assument l’absence de désir d’enfant, d’autres, comme Mona Chollet, appellent à la déculpabilisation des mères et de celles qui ne souhaitent pas le devenir (Résister à la culpabilisation, La découverte, 2024). La mère, omniprésente, est rarement dépeinte avec justesse alors qu’elle mérite un regard plus nuancé, loin du mythe sacré qui l’entoure.
De la difficulté de portraitiser les mères
Les grands romans qui placent l’amour maternel au cœur du récit participent souvent à l’entretien d’un fantasme. Dans La Promesse de l’aube (Gallimard, 1960) de Romain Gary, si l’on évoque bien le dévouement et la souffrance maternels, c’est l’amour excessif de la mère pour son fils qui prend toute la place. Une démesure montrée qui n’est jamais questionnée. Le lecteur retient une mère débordante d’amour, comme si cela suffisait. Dans Le Livre de ma mère (Gallimard, 1954), Albert Cohen, lui aussi, dresse le portrait d’une mère entièrement dévouée à son enfant. Le schéma est classique : un fils reconnaissant, touché par tant d’amour, mais peu soucieux d’en explorer les sacrifices réels. Célébrées et adulées post mortem, les mères apparaissent comme de grandes oubliées puisqu’à la fois vénérées et réduites à l’effacement dans des hommages incomplets. L’hommage peut être plus subtil quand il convoque d’autres sentiments.
Annie Ernaux, dans Une femme, esquisse un portrait plus complexe. Son récit mêle affection et culpabilité, lassitude et tendresse, et rend compte des paradoxes de la relation mère/fille par son ambivalence. D’autres écrivains abordent la figure maternelle sous un angle plus transgressif. Avec Ma mère (Pauvert, 1977), George Bataille renverse brutalement les codes et dévoile une figure maternelle toxique, perverse, incestueuse, in fine à rebours des représentations traditionnelles.
“Ce nouveau regard trouble, voire dérange. Il ébranle un fantasme collectif longtemps entretenu.”
Sans aller jusqu’à cet extrême, c’est bien la réalité de la maternité qui semble la plus difficile à raconter. D’abord parce qu’il en existe autant que de femmes et que l’on s’éloigne du modèle idéalisé. La réalité devient taboue. Quiconque a lu la correspondance de Colette avec sa fille (Lettres à sa fille, Gallimard, 2003) en perçoit toute la rudesse. Ces centaines de lettres dessinent une mère à la fois froide et vigilante, aimante mais peu aimable. Une mère imparfaite et maladroite, comme celle de Fugitive parce que reine (Gallimard, 2018) où Violaine Huisman compose un portrait de mère à la fois fort et fragile, flamboyant et vacillant, où l’amour se mêle à la douleur. Une mère ni idéale ni monstrueuse, simplement humaine.
Une littérature de plus en plus réaliste
Cette humanité brille dans toute sa splendeur dans J’avais oublié la légèreté d’Edwige Coupez (Rocher, 2024). Elle y décrit tout le courage d’une mère pendant et après une fugue de l’une de ses filles. Au-delà d’interroger la relation mère/fille, le lecteur rentre dans la psychologie d’une mère qui affronte ce dur moment sans faiblir. Le titre éloquent montre le poids de cette responsabilité, traitée sans pathos.
Certaines autrices osent aborder des zones les plus sombres. Dans L’Éclipse (Julliard, 2024), Sarah Bussy met en scène une mère qui disparaît, qui “démissionne”. Ce choix radical et tabou est exploré sans détour ni moralisme, avec une lucidité troublante.
Avec audace, une littérature plus récente interroge cette responsabilité insaisissable. Elle remplace les images figées par des récits traversés de doutes, de tensions et d’ambivalence. Hot Milk de Deborah Levy (éditions du Sous-sol, 2024) en est un exemple marquant puisque la mère y est à la fois distante et envahissante, jamais là où on l’attend. Cette étrangeté dit quelque chose de vrai sur les liens maternels.
Ce nouveau regard trouble, voire dérange. Il ébranle un fantasme collectif longtemps entretenu. En dresser un portrait vrai et complexe demeure audacieux en 2025, surtout lorsqu’il s’agit d’aborder la sexualité de celles qui donnent la vie. Emma Becker, dans Le Mal joli (Albin Michel, 2024), le montre avec force en racontant la relation passionnée et adultérine d’une femme, mère de deux jeunes enfants et mariée. Oui, la maternité n’efface ni le désir, ni la vie intime et encore moins l’individualité.
S’esquisse une littérature plus réaliste, plus libre et peut-être enfin plus juste. Une littérature qui redonne à la maternit é sa complexité et sa violence mais aussi sa beauté, loin du mythe.
- Crédit Photo : Gustav Klimt, “Les Trois âges de la femme”, 1905, Huile sur toile, 180 × 180 cm, Galerie nationale d’Art moderne et contemporain, Rome ©Domaine public.