bande annonce du Prix Goncourt
René Maran (1887 – 1960)

Premier article de notre série de l’été consacrée aux Prix Goncourt oubliés de l’histoire littéraire. Aujourd’hui, Batouala de René Maran, couronné en 1921.

1921
1921

Je n’avais jamais rencontré René Maran. Non pas que je n’avais jamais entendu parler de lui. Si, bien sûr. Au détour d’une conversation ; au lycée, lors d’un cours de littérature sur la « négritude » ; à la télévision, dans une émission culturelle. Le nom ne m’était pas inconnu, je suis certain qu’il ne l’est pas à nombre de ceux qui lisent ceci.

Je connaissais donc Maran, de nom, mais je ne l’avais jamais rencontré ; je ne l’avais jamais lu. J’aurais pu ne pas le lire. Ce fut le fruit d’un étrange concours de circonstances : un cours annulé, une envie de flâner sur les quais de Seine, l’étal d’un bouquiniste ; et Batouala était là, petit livre gris à la typographie bleue, défraîchi par sept décennies et protégé par une fine enveloppe de plastique.

J’ai choisi ce roman sans savoir précisément de quoi il parlait. L’irrésistible aura du prix Goncourt sans doute. Je l’ai lu. Apprécié. Puis remisé au fond de ma bibliothèque, où il a pris la poussière pendant quelques années, jusqu’à ce jour où je l’en exhume pour les besoins de la cause.

Je n’ai plus eu d’autres contacts avec Maran. Je ne découvre que récemment qu’il naquit le 5 novembre 1887 sur le bateau qui conduisait ses parents en Martinique ; sa naissance fut déclarée à Fort-de-France trois jours plus tard. Lorsque son père, fonctionnaire de l’administration coloniale, fut affecté au Gabon, il fut envoyé en pension à Talence, puis à Bordeaux.

Il fit des études de droit avant d’entrer à son tour dans l’administration coloniale. En 1912 il fut nommé administrateur d’Outre-mer en Oubangui-Chari – actuelle République Centrafricaine –, où il y fut confronté aux conditions de vie indignes des populations locales. Cette expérience lui inspira Batouala, qu’il publiera en 1921 chez Albin Michel, avec l’aide de son ami Henri de Régnier.

L’objet d’un scandale

Batouala aurait du connaître un destin tout à fait banal. Un roman excellent récompensé par un prix prestigieux, rien que de très ordinaire. Bien sûr, c’était la première fois que l’Académie Goncourt décernait ses honneurs à un écrivain noir – qui avait, du reste, eu le toupet de sous-titrer son roman « véritable roman-nègre » –, mais qui à l’époque y voyait autant qu’aujourd’hui raison d’en faire grand cas ?

Il est vrai aussi qu’on n’attendait pas Maran. Parfait inconnu de la coterie littéraire parisienne, il ne ravit le Goncourt à l’Épithalame de Jacques Chardonne que grâce à la voix prépondérante du président du jury, Gustave Geoffroy, qui s’était pris de passion pour son roman qu’il qualifia alors de « si rare ».

 Un scandale éclata pourtant quelques temps après, non pas en raison du contenu du roman, mais à cause de sa préface. Maran avait en effet cru nécessaire de faire précéder son texte d’un brûlot d’une dizaine de pages contre la colonisation. Il y dénonçait l’abjection de la vie locale, mettait en doute le bien-fondé, la légitimité de l’entreprise coloniale. Au-delà de la l’Empire, c’est à la civilisation européenne qu’il s’en prenait, à ses velléités impérialistes, à son idéal illuminateur, à son « œuvre civilisatrice » :

« Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou a, un jour, à Tokio, dit ce que tu étais !

Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. A ta vue, les larmes de sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes… »

Il n’en fallut pas davantage pour enflammer l’opinion. Maran fut taxé de haïr les blancs et de mépriser les noirs. Quelques noms célèbres prirent la tête de la curée : André Billy, Paul Gautier, René Trautmann, ou encore Marius-Ary Leblond, lequel déclara : « Sans doute la civilisation n’a pas que des bienfaits. Elle nous a valu le livre de M. Maran. »

Batouala fut interdit de diffusion dans les colonies africaines, Maran poussé à la démission. Une campagne de discrédit fut menée contre lui dans la presse et devant les tribunaux. Blessé par ces évènements, Maran se retira peu à peu de la vie publique, tout en continuant à se battre pour que sa vérité soit entendue.

Batouala fut interdit de diffusion dans les colonies africaines, Maran poussé à la démission

Ainsi un Goncourt accidentel devint, un instant, le centre du brouhaha mondain, avant de replonger des les abysses de l’oubli. Maran fut presque visionnaire, qui avait conclu la préface de son roman par ces mots de Verlaine : « Maintenant, va, mon livre, où le hasard te mène. »

Manières de Bandas, manières de « boundjous »

C’est l’histoire de Batouala, on s’en doute bien, puissant chef d’un village au cœur de la brousse africaine, et un leader, mokoundji, du pays banda. D’un bout à l’autre du pays, on renomme sa force légendaire, ses exploits amoureux, guerriers, et ses talents de chasseur, qui se perpétuent « en une atmosphère de prodige. »

Le grand chef Batouala a fort à faire : il doit préparer la saison des chasses, organiser la fête initiatique des Ga’nzas, tout en gardant un œil sur sa plus jeune femme, Yassigui’nda, la favorite, courtisée par son protégé et rival, Bibssibi’ngui, « coq préféré des femmes », qui a les faveurs et l’admiration de toute la basse-cour. Il a aussi à s’inquiéter des actions de l’administration coloniale, en particulier des raids contre les villages et de l’enrôlement forcé de jeunes Bandas dans l’armée, pour aller combattre la guerre des « zalémans » et des « frandjés ».

Maran peint le quotidien d’un peuple qui essaie de préserver son identité et sa culture du rouleau-compresseur du colonisateur. Batouala nourrit une haine viscérale envers les blancs, les boundjous, dont il dénonce à qui veut l’entendre « le mépris, la cruauté, la rapacité ». Pour une femme, il n’est pas plus grande honte que d’avoir été « la femme d’un blanc. »

Il n’y a pour autant aucun manichéisme dans la description de choses. Blancs, noirs, indigènes, colons, tous sont célébrés pour leurs grandeurs, et mis face à leurs bassesses : jalousie, lâcheté, alcoolisme, vénalité, indolence. Nulle complaisance, juste une peinture fidèle de la nature humaine et de ses faiblesses, qui sont finalement, qu’on soit noir, blanc, ou que sais-je encore, la chose au monde la mieux partagée.

Blancs, noirs, indigènes, colons, tous sont célébrés pour leurs grandeurs, et mis face à leurs bassesses

Le sujet de ce roman est en soi une révolution. C’est la première fois qu’un homme noir est au centre d’un roman, qui plus est dans une situation de puissance et de pouvoir. À une époque où les œuvres indigènes étaient systématiquement préfacées et balisées par l’administration coloniale, Batouala sonnait déjà comme un formidable cri de liberté.

Maran ne cède pas non plus au cliché du noir simplet et ravi-de-la-crèche, babillant en petit-nègre. Sous sa plume, Batouala et les siens s’expriment avec intelligence, esprit et correction, en témoigne cet échange :

« – Ne trouvez-vous pas, demanda Batouala, quand se furent calmés les derniers rires, ne trouvez-vous pas que l’actuelle mévente du caoutchouc est, pour nous, une chance inespérée ? (…)

– Ta parole est de l’eau claire, grogna Yakidji. Il nous faut, pour sûr, rendre grâce à N’Gakoura de cette bienheureuse crise… »

Un manifeste naturaliste

Batouala est aussi un précieux témoignage ethnologique. Maran décrit avec précision les us et coutumes des peuples Bandas, l’organisation de la vie en communauté. Les femmes qui s’occupent de leurs foyers, les hommes qui se préparent pour la chasse, les enfants menacés par les disettes, les rituels amoureux, les chants de groupe, au sons de balafons et des ling’has, les tam-tam.

Le récit est émaillé d’une pléthore d’expressions et de mots de la langue banda, de contes et de légendes, de sagesses et d’anecdotes populaires. Maran restitue ce monde avec précision et souci du détail, il nous en rapproche, mieux, nous le fait vivre. Batouala n’est pas un roman sur une colonie, c’est le roman de la colonie.

Maran est aussi un brillant écrivain animalier, qui décrit avec le même souci les petites tribulations de Djouma, le chien domestique, le lent travail des termites, « les cabris sollicitant du mufle le sexe de leurs femelles », le « hognement rauque des enfants de Bacouya, le singe à gueule de chien », ainsi que la frénésie d’une campagne de chasse au feu de brousse, décrite ici avec chair et chaleur :

« La belle journée ! « Goussou », la brousse, toute la brousse va brûler ! Iéhé, les m’balas, éléphants aux entrailles toujours pleines de flatulences, il n’est plus temps de barrir ! Vous, les béngués, vous, les voungbas, vous feriez bien de ne plus affouiller vos bauges d’un groin vorace ! A nous, les antilopes ! A nous, cibissis et « to’ndorrotos ! Le feu en fera ce qu’il voudra. Gogouas, enfuyez-vous, en meuglant vos plus beaux meuglements de bœufs sauvages. En bandes désordonnées, la queue droite, ruant et bondissant, enfuyez-vous, ventre à terre, la peur fusant de vos intestins en foirade, plus vite que la flèche, plus vite que le vent, comme si, derrière vous, tout à coup, vous aviez entendu Bamara, le lion, rugir. »

Roman de la « négritude » ou cri d’humanité ?

On a longtemps considéré Batouala comme l’acte fondateur de la « négritude », et Maran comme un des chantres du mouvement. C’est une facilité de réflexion qu’on peut sans doute attribuer aux choix formels de Maran.

On a pu penser, on a cru, que le choix de faire cohabiter la langue banda avec la langue française la plus classique, la plus correcte qui soit, était pour Maran le moyen d’exprimer une double-culture. Mais c’est là, ce me semble, une erreur d’analyse.

Dès la préface, Maran prévenait pourtant : il ne produisait qu’un « roman d’observation impersonnelle ». Il a raconté des réalités qu’il a vécues en tant que fonctionnaire colonial, mais, lui-même ne se sentit jamais autre chose que français, profondément. Il critiqua durement son pays, certes, mais il n’y était pas moins viscéralement attaché – ne louange-t-il pas dans sa préface l’ « Honneur du pays qui [lui] a tout donné (…) » ?

Certes, il fréquente brièvement les cercles de la « négritude », et il fut célébré par Césaire et Senghor comme un des précurseurs du combat anticolonial. Mais il ne comprenait pas vraiment la « négritude », et, parce qu’elle se construisait dans une logique d’opposition des noirs contre les blancs, il avait tendance à y voir « plus un racisme qu’une nouvelle forme d’humanisme », comme le relève Lilyan Kesteloot (1), qui a largement contribué à lui redonner sa place dans l’histoire de la littérature française.

De nombreux tenants de la « négritude » ont d’ailleurs critiqué Maran pour ne pas avoir clairement pris position contre la colonisation dans son roman, pour n’avoir fait que présenter un système sans jamais le dénoncer.

Mais ce n’était pas l’objet de l’exercice, n’est-ce pas ? Si on voulait une dénonciation en bonne et due forme de la colonisation, c’est encore vers la préface qu’il fallait se tourner – étrange livre d’ailleurs que celui-là, qui ne dit presque rien, quand sa préface, elle, dit presque tout :

« Car, la vie coloniale si l’on pouvait savoir de quelle quotidienne bassesse elle est faite, on en parlerait moins, on n’en parlerait plus. Elle avilit peu à peu. Rares sont ceux, même parmi les fonctionnaires, les coloniaux qui cultivent leur esprit. Ils n’ont pas la force de résister à l’ambiance. On s’habitue à l’alcool. Avant la guerre, nombreux étaient les européens capables d’assécher à eux seuls plus de quinze litres de pernod, en l’espace de trente jours. Depuis, hélas ! j’en ai connu un, qui a battu tous les records. Quatre-vingts bouteilles de whisky de traite, voilà ce qu’il a pu boire, en un mois.

Ces excès et d’autres, ignobles, conduisent ceux qui y excellent à la veulerie la plus abjecte. Cette abjection ne peut qu’inquiéter de la part de ceux qui ont charge de représenter la France. Ce sont ceux qui assument la responsabilité des maux dont souffrent, à l’heure actuelle, certaines parties des pays noirs. »

Une description qui est encore loin, bien loin, de l’épouvantable réalité de l’entreprise coloniale, qui, il faut bien le reconnaître, avilit et priva tant les colonisateurs que les colonisés de l’humanité la plus essentielle. Je recommanderais d’ailleurs, en passant, la lecture de l’excellent Rêve du Celte de Mario Vargas Llosa (Gallimard), qui offre une plongée encore plus crue et vivide dans l’époque coloniale.

Finalement, le plus grand drame de René Maran n’aura pas d’avoir vu son prix Goncout terni par un scandale artificiel, de n’avoir jamais connu la gloire, ni d’être tombé dans les méandres de l’oubli littéraire, mais de n’avoir jamais été compris.

Chacun a tenté de le récupérer pour la promotion de son propre message. Mais Maran n’était ni un raciste qui haïssait les blancs, ni un écrivain de la négritude. Comme Frantz Fanon, il ne voulait pas être considéré comme un noir, mais comme un homme, tout simplement, il voulait que chacun fût défini non pas par sa race, mais par son humanité.

Batouala ne fut jamais, au fond, qu’un rugissant appel à la fraternité, car, comme l’écrivît encore Maran: « il n’y a ni bandas ni mandjias, ni blancs ni nègres ; – il n’y que des hommes – et tous les hommes sont frères. »

(1) Lilyan Kesteloot, Histoire de la littérature négro-africaine, Karthala, 2001

  • Batouala, René Maran, Albin Michel, 1921, p.189