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Auteur de plus d’une centaine de romans, vieux routard de la littérature interlope à l’imagination démoniaque, Serge Brussolo occupe une place très particulière dans le champ littéraire français. Si vous avez peut-être lu sa série de littérature jeunesse, Peggy Sue, avez-vous déjà regardé sa production antérieure ? Brussolo est-il un écrivain prolixe ou prolifique ? 

les emmurés
Avez-vous déjà cédé aux avances d’un roman de gare ? Les couvertures racoleuses de ces pulp fiction vous ont sûrement déjà fait de l’œil.  Leurs titres aguicheurs ont happé plus d’un lecteur aguerri, attiré par l’exotisme des bas-fonds de la littérature. A l’époque où les séries n’existaient pas encore, ce sont ces romans qui parvenaient à maintenir toute une génération en haleine. San Antonio, Malko Linge et Hubert Bonisseur de la Bath sont autant d’avatars de cette culture truculente. Ces romans sont révélateurs de pratiques de lecture en voie de disparition. Achetés sur le quai, ils devaient durer le temps du voyage afin d’épargner au lecteur la vision monotone des campagnes françaises. Modulant tour à tour des promesses de plaisirs et des soupirs d’angoisses, empruntant à la fois à l’heroic-fantasy, au roman d’espionnage et à la science-fiction, ces romans ringards m’ont sauvé de bien des insomnies.

Aujourd’hui, il est temps de réhabiliter l’un des maîtres du genre, Serge Brussolo. Son œuvre décapante compte plus d’une centaine de titres. Un rapide coup d’œil à sa production littéraire suffit à faire éclater la traditionnelle classification en genre : fiction historique, thriller d’anticipation, space opera,  policier, roman d’horreur, littérature jeunesse… il est difficile de trouver une catégorie marginale, un sous-genre obscur que Brussolo n’aurait pas exploré. D’aucuns diront que le seul exercice auquel il ne se soit pas plié est celui de la littérature. Pourtant, si l’on observe de plus près sa production délirante, on pourrait remarquer qu’elle se structure toujours autour des mêmes obsessions. C’est donc à travers elles que je compte vous faire (re)découvrir l’univers fort peu recommandable de Brussolo.

L’amour de la marge

Si on ne devait retenir qu’une seule caractéristique des innombrables romans de Brussolo, ce serait une fascination pour l’étrange et le pathologique. Quel que soit le genre dans lequel il officie, le personnage central sera systématiquement frappé d’anathème et mis à l’index de la société. Parfois, ce choix de la bordure contre la norme est volontaire, voire même déterminant. Cependant, dans certains cas, c’est une posture forcée. Pour prendre un exemple extrême, l’un des avatars du héros chez Brussolo est Conan Lord, un aviateur défiguré contraint à cambrioler pour subvenir à ses besoins.

La fascination pour l’étrange et le pathologique est une caractéristique indéniable des romans de Brussolo

Pour autant, si on devait définir une topique du personnage, on pourrait proposer la figure suivante : David Sarella, jeune thésard en histoire travaillant sur un sujet oublié, bien souvent forcé à accepter un emploi pour gagner un peu d’argent, généralement une tâche monotone et propice à l’exclusion sociale. A cela, il faut ajouter des relations conflictuelles avec son entourage, des histoires d’amours inachevées, une tendance naturelle à la paranoïa doublée d’un courage hors-norme et d’un don pour la rêverie. Ce portrait-type s’accompagne de descriptions tranchées où le personnage est réduit à quelques traits de caractères : « Il avait toujours été trop imaginatif, sa mère le lui avait souvent reproché au cours de son enfance : « Si tu penses trop, tu finiras par attraper une méningite ! » lui répétait-elle dès qu’elle le surprenait à rêvasser. A dix ans cette prédiction le terrifiait, et il s’obligeait plusieurs fois par jour « à ne penser à rien ». Ce qui se révélait vite une besogne affreusement éprouvante dont il émergeait à chaque fois la tête martelée par la migraine ».  Or dans bien des récits de Brussolo, c’est justement cet attrait pour l’imagination qui entraîne peu à peu le personnage au bord de la société. De façon schématique, une imagination débridée est le premier pas vers la folie dans les romans de Brussolo.

Par ailleurs, la marge ne se manifeste pas uniquement à travers le milieu socio-culturel du personnage brussolien (oui, j’ai osé), mais s’exprime également dans les cercles fréquentés par le personnage. En somme, le héros marginalisé fréquente des groupes eux-mêmes marginalisés. De cette façon, les tentatives de socialisation du personnage le font pénétrer dans d’inquiétants microcosmes. Ces sociétés en vase clos permettent à Brussolo d’étudier les rapports de domination entre individus ainsi que de désigner les symboles de pouvoir. Bien souvent, ces micro-sociétés sont religieuses, s’apparentant parfois à des sectes. Mais il peut également s’agir d’un lieu confiné ne pouvant interagir avec le monde extérieur.  Il ne faut pas pour autant se méprendre : les analyses de Brussolo sur ces groupes restreints détachés de la société ne peuvent en aucun cas prétendre à une quelconque pertinence sociologique. L’intérêt de ses ouvrages est ailleurs.

L’esthétique du Grand-Guignol

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Si la marge est le thème récurrent par excellence des romans de Brussolo, le Grand-Guignol est la principale composante stylistique de ses romans. Soyons clairs, Serge Brussolo n’est pas un styliste, ses romans sont écrits hâtivement, à un rythme défiant toute concurrence. Pour ne pas verser dans la méchanceté gratuite, on pourrait dire qu’il écrit de manière efficace et de façon à se faire comprendre par tout le monde.  Pourtant, s’il faut lui reconnaître un effet de style, ce serait son usage peu commun du Grand-Guignol. Les détails macabres parsèment ses romans de manière si intensive que l’on peut soupçonner l’auteur d’en faire un usage parodique. Le ton volontairement cynique, parfois même badin, contraste avec l’extrême violence des situations et provoque un effet comique, proche de l’humour noir. L’une des meilleures illustrations de ce principe serait la première phrase de La Fille de la nuit :

« Certaines personnes ont un trou de mémoire…un trou dans leur emploi du temps…elle, elle avait tout cela à la fois puisqu’elle avait un trou dans la tête. »

Par ailleurs, l’un de ses romans, Les écorcheurs, fait directement référence au théâtre du  Grand-Guignol et, dans un renversement grotesque, les acteurs de ce théâtre ont réellement étripé, mutilé et torturé des gens sur scène en faisant passer ces crimes pour une représentation particulièrement réaliste. Il semblerait que la multiplication de situations mortifères et d’intrigues sanglantes soit un prétexte sur lequel se greffe l’imagination délirante de Brussolo. Par exemple, voici le motif récurrent de L’enfer, c’est à quel étage ?,  roman dont le titre nous aiguillonne déjà sur la piste de la surenchère macabre :

« On racontait que – par peur d’être déshérités –, les descendants s’étaient rués sur le lit de mort du bonhomme, armés de scies chirurgicales et avaient débité le cadavre encore tiède en quartiers inégaux. »

Traditionnellement, l’appât du gain justifie toutes les exactions des personnages de Brussolo et leur permet toutes les excentricités. Notez également la situation particulièrement grotesque dans laquelle se retrouve l’héroïne de L’homme sur la banquise :

« La jeune femme se sentait partir en tourbillon dans le vide. Par chance, elle heurta un surplomb et s’y fracassa les deux jambes, le bassin ainsi que plusieurs côtes. Juste avant de perdre connaissance, elle crut entrapercevoir une silhouette se déplaçant à flanc de paroi. Une silhouette décapitée. Elle comprit qu’il s’agissait de Carpenter. Il avait tranché la corde. A présent, il venait récupérer la tête. »

Les détails macabres parsèment ses romans de manière si intensive que l’on peut soupçonner l’auteur d’en faire un usage parodique

Le folklore traditionnel et certaines mythologies orientales servent de point d’appui à Brussolo pour déployer les ressorts de son imagination. Les artefacts perdus, les histoires racontées au coin du feu et les croyances ancestrales de populations reculées sont souvent exploitées afin d’en faire ressortir la part la plus sombre et la plus violente. Les mythes apportent un semblant d’authenticité au récit, un pseudo-contexte historique qui tend à amplifier l’horreur du récit. Par exemple, si Brussolo développe une intrigue se déroulant dans l’Antiquité, elle prendra nécessairement place sous le règne d’un empereur romain décadent torturant les chrétiens. De même, le Moyen-Âge est systématiquement décrit comme une ère obscurantiste où les superstitions se mêlent au christianisme dans un syncrétisme douteux. Evidemment, autant dire que ses romans n’ont pas la moindre valeur historique et perpétuent sans cesse des clichés. Mais la fin justifie les moyens. Brussolo n’est pas historien, il est romancier et cherche à susciter la terreur et la pitié en utilisant tous les artifices imaginables.

Pour clore ces réflexions éparses sur l’usage immodéré du gore, on pourrait justifier son emploi de plusieurs manières. Tout d’abord parce que c’est un moyen très efficace pour retenir l’attention du lecteur. Rien de telle qu’une mutilation du héros pour le mettre en éveil et le faire tourner les pages de manière fébrile. L’abondance d’hémoglobine peut aussi être envisagée comme un ressort du comique, ce qui ferait basculer certains des romans les plus macabres de Brussolo dans la parodie. Ici, je pense notamment à la série en deux volumes des Croix de Sang où nous suivons les aventures malheureuses d’un infirmier de guerre sur une planète lointaine et dangereuse. Cependant, lorsque l’horreur est distillée de manière plus subtile, ce qui est le cas dans la majorité des romans de Brussolo, elle provoque un sentiment d’angoisse, parfois redoutablement efficace.

L’inquiétante étrangeté

L’esthétique macabre de ses récits permet de créer un climat délétère dans lequel le personnage principal doit se frayer un chemin. Tous les moyens sont bons pour susciter la terreur. L’inquiétante étrangeté qui se dégage de son univers romanesque se traduit par une défiguration du quotidien. Par exemple, l’action de Ceux qui dorment en ces murs se déroule dans un Brésil fantasmé, faisant écho à une vision grossière de l’Amérique du Sud. Les rapports de domination semblent bien exploités mais l’intrigue bascule assez rapidement dans un capharnaüm d’images grotesques. De même, dans Les chiens de minuit, un roman plus réussi, Brussolo nous plonge au cœur de la jungle urbaine et met en lumière la dangerosité du sentiment d’appartenance à un gang. Or cette situation n’est pas sans rappeler certaines tensions sociales inhérentes aux grandes villes. Voir dans les romans de Brussolo une dégradation soudaine d’un univers familier provoque un sentiment de malaise, qui peut se prolonger jusqu’à l’angoisse, cette sensation diffuse d’étranglement.

L’inquiétante étrangeté qui se dégage de son univers romanesque se traduit par une défiguration du quotidien

Pour accréditer davantage cette présence d’une inquiétante étrangeté, on peut remarquer que les romans historiques de Brussolo comportent très souvent des notes à l’intention du lecteur signalant l’authenticité (pourtant parfois douteuse) de certaines anecdotes du récit. Ce paratexte contribue à forger un effet de réel qui tend à bousculer la sérénité du lecteur. Ce principe est parfois renforcé par l’avertissement de l’auteur qui semble se prémunir d’éventuelles ressemblances avec le réel, tout en adoptant un ton goguenard et malicieux.

« Les personnages décrits par l’auteur sont imaginaires. Si, par coïncidences ou malices, des noms de personnes ou d’organismes réels venaient interférer avec la fiction, il ne pourrait s’agir que d’un pied de nez avec le hasard ou d’une farce désagréable d’une quelconque entité démoniaque. »

Par ailleurs, les héros de Brussolo ne méritent jamais ce qualificatif. Ils sont souvent entraînés malgré eux dans un conflit qui les dépasse. Ils sont passifs face à l’évènement et réagissent toujours de manière très humaine – trop humaine. Comme n’importe lequel d’entre nous en situation de crise, ils sont terrifiés et semblent souvent dépassés par ce qui leur arrive. Évidemment, il est difficile de généraliser sur plus d’une centaine de livres, et Peggy Meetchum se comporte véritablement en héroïne, mais cette caractéristique renforce cette impression de vulnérabilité du personnage principal. Les romans de Serge Brussolo sont un miroir déformant de notre propre quotidien. Par anamorphose, ils nous font basculer dans un univers violent et dégradé, qui n’est pourtant pas si étranger au nôtre. Dans le monde romanesque de Serge Brussolo, tout peut arriver et personne n’est en sécurité, pas même le personnage que vous suivez depuis 300 pages.

Répétition ou réécriture ?

Si tout peut arriver dans un roman de Brussolo, il faut tout de même reconnaître que certains scénarios sont plus prévisibles que d’autres. L’imagination de Brussolo est certes délirante, mais elle n’est pas sans limite. Lorsqu’on écrit plus d’une centaine de livres, il est évident que les mêmes ficelles se répètent encore et encore. Certaines facilités oscillent entre le clin d’œil un peu lourd et la redite grossière. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder l’emploi des noms propres chez Brussolo. Pas moins d’une trentaine de ses héros se nomment David Sarella et partagent les mêmes caractéristiques alors même qu’ils ne sont pas identiques. Lorsque Brussolo veut évoquer un lieu mystérieux, il portera toujours le nom d’Almoha, et c’est une constante qui dure depuis son premier roman. Que ce soit une île battue par les flots, une oasis perdue ou un monde inconnu, le nom reste le même. En revanche, si c’est une ville coloniale perdue dans l’Amazone, elle aura pour toponyme San-Carmino. De même, l’héroïne a fréquemment Peggy pour prénom, et son nom hésite entre Meetchum ou Sue. Même les personnages secondaires ne sont pas épargnés par ce fléau patronymique et Candarec joue souvent le même rôle. Pis encore, c’est parfois les intrigues qui se font directement écho. Pour reprendre un exemple bien connu, toute sa série jeunesse Peggy Sue n’est qu’une version édulcorée de ses romans pour adultes. De même, Brussolo glisse dans ses romans de nombreuses allusions à ses œuvres antérieures, que ce soit à travers des personnages récurrents ou des figures mythiques de ses romans, comme le mystérieux Docteur Squelette.

Cette répétition permanente de certains motifs permet d’instaurer un rapport de familiarité inédit avec son lecteur

Pourtant, cette répétition permanente de certains motifs permet d’instaurer un rapport de familiarité inédit avec son lecteur. Une sorte de jeu se met en place et l’on se surprend à jouer au chat et à la souris avec l’auteur. Il ne s’agit plus de se laisser surprendre par une intrigue convenue mais de déchiffrer la mécanique du livre avant son dénouement. A ce titre, quelques ouvrages sont fascinants puisqu’ils tiennent plus du collage et de la juxtaposition de thèmes brussoliens, que d’une création originale. Le lecteur se fait donc enquêteur en reconstituant l’histoire à partir d’indices textuels.

Il aurait fallu insister davantage sur l’imagination, cette « folle du logis » pour prendre la pleine mesure de l’œuvre de Brussolo. Certes, son inventivité n’est pas illimitée mais lui seul peut réussir à faire coexister des ravaudeuses avec des squelettes géants. Il semblerait que la folie soit la véritable héroïne de ses romans. Véritable spectre de ses obsessions, elle se décline sur de nombreux modes. La qualité inégale de ses romans peut pourtant très vite écœurer le lecteur habitué à fréquenter de plus hautes sphères littéraires. Lire un Brussolo, c’est se risquer à goûter une dragée surprise de Bertie Crochue, difficile de savoir sur quoi vous allez tomber. Une chose est sûre, que ce soit poubelle ou fraise des bois, vous n’êtes pas prêt de l’oublier.

Bibliographie :

  • La Fille de la nuit, éditions Le Masque, 1996.
  • Les emmurés, Le livre de poche, 2002.
  • Le sourire noir, éditions Le Masque, 1994.
  • Le chien de minuit, éditions Le Masque, 1990.