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Après Mommy, Xavier Dolan revient dans les salles obscures avec son nouvel opus tant attendu, Juste la fin du monde. Adapté d’une pièce du dramaturge français Jean-Luc Lagarce, le film plonge les spectateurs dans un huis-clos familial intense et bruyant. Zone Critique revient pour vous sur ce Grand Prix du festival de Cannes 2016.

C’est sans doute le plus beau film de Dolan à ce jour. Un film qui semble si bien se refermer sur lui-même qu’il répond déjà, par anticipation, aux reproches qui lui seront faits. Reproches qui, comme bien souvent, peuplent des articles écrits à la va-vite appelant le film qui manque, le film qu’il aurait fallu faire. Reproches qui disent en substance : « Il faudrait de ceci, de cela, un peu plus de légèreté, de l’humour, de l’action » ; et finissent, au fond, par avouer qu’il aurait fallu dire autre chose, raconter une autre histoire.

Dire ou ne pas dire

Et c’est justement le propos du nouveau film de Xavier Dolan : pourquoi dire une chose, quand on pourrait en dire une autre ? Pourquoi cette histoire et pas une autre ? Et pourquoi au cinéma ? Qu’est-ce qui fait que l’on prononce des banalités, alors que l’on vient annoncer sa mort ? Il suffirait de dire (ah, il suffirait…) : « Maman, cher frère, chère sœur, j’ai le SIDA et je vais mourir. Cela fait douze ans que l’on ne s’est pas vus. Je crois que je vous aime, qu’en tout cas quelque chose lié à vous me manque. Mais je vais bientôt mourir, et nous ne nous reverrons plus. » Si simple à dire que cela pourrait tenir sur une carte postale, comme celles qu’envoie depuis tant d’années ce fils, ce frère. Or il y a plus.

Quel serait le sujet du film ? On pourrait dire : « Le sujet, c’est une tristesse .» (Je parle à la place de Dolan, et je me le permets, modestement, et par convention, parce que c’est ce qui ne cesse de se passer au cours du film). On dirait peu de choses alors, car la tristesse est un sentiment diffus. Il y a des émotions plus nettes, plus précises (la colère, par exemple) parce qu’elles ont quelqu’un vers qui se diriger. Mais la tristesse, elle, se loge dans des éléments secondaires : une empreinte dans un matelas, le dépeuplement d’une maison, ou un simple échange de regards (celui dont on parle tant depuis quelques jours, entre Ulliel et Cotillard). Toute la différence entre le personnage de Vincent Cassel et celui de Gaspard Ulliel tient là, dans cet écart, sans doute l’écart le plus perceptible du film : l’un veut des choses nettes, l’autre serpente, l’un veut de grands (comprenez « dignes d’intérêt ») sujets, l’autre parle « petit ». Lors d’une scène (pourrions-nous dire emblématique ? on sait bien que tout est emblématique chez Dolan), les deux frères sont en voiture : Louis (Ulliel) évoque sa matinée à l’aéroport, dans un café, le soleil qui se levait, des petites choses, importantes à dire si l’on en ressent le besoin. Réponse au prosaïsme tragi-comique : douze ans d’absence, et au lieu de dire les bonnes choses, tu parles de petites fleurs ? C’est exactement l’histoire des critiques (on les voit venir) qui tomberont sur Dolan pour lui reprocher de s’être égaré.

Qu’est-ce qui fait que l’on prononce des banalités, alors que l’on vient annoncer sa mort ?

Dolan en huis-clos

Or, c’est le film le plus serré du cinéaste (son plus court également). Serré ne veut pas dire sans parenthèses, mais plutôt que tout paraît s’enrouler autour d’une émotion sans cesse croissante, tout, même les choses qui ne « mériteraient » pas d’être dites, tout, même ces petites choses montrées qui, par contraste, témoignent d’une impuissance à convoquer les grands mots (un comble pour un célèbre auteur de théâtre). Au fond, tous les éléments cinématographiques du déjà-établi lexique de Dolan, ceux dits « clipesques », « flottants », convoquent ici un manque, appellent en creux ce qui manque, à la différence des précédents films du réalisateur, peuplés d’images surabondantes, cloisonnées, images semblables à ce que l’on appelle des « bons mots » : on ne peut s’empêcher de les dire parce qu’ils nous semblent mériter d’être dits, pour briller d’eux-mêmes. Devant les premiers Dolan, j’avais le sentiment de voir des films truffés de bons mots. Or ici, il a su s’éloigner de certaines lourdeurs pour signer son film le plus abouti et le plus délicat. Il n’y a qu’une ou deux maladresses, mais elles sont assez légères pour ne pas ruiner une séquence. On les pardonne, premièrement, parce que le reste du film est assez beau pour que ces maladresses ne soient pas élevées au rang de trahison ; deuxièmement, parce qu’il y a tout de même un effort, un effort acharné (et depuis les débuts de Dolan, on reconnaît, on récompense cette ténacité) pour résister et lutter contre une grande hantise qui fut toujours présente au cinéma, et très forte chez ce réalisateur, celle de l’excès. Cet affamé qui voulait tout dire a réussi, peut-être par épuisement, à nous réjouir par retenue.

  • Juste la fin du monde de Xavier Dolan, avec Gaspard Ulliel, Marion Cotillard, Vincent Cassel, Léa Seydoux et Nathalie Baye, actuellement en salles (21 septembre 2016).

Marc Nauleau