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Cette année, les cinéphiles et les inconditionnels du film policier pourront célébrer le centenaire de la naissance de Jean-Pierre Melville. Il est désormais admis que l’homme au Stetson et aux lunettes noires, vénéré par Martin Scorsese et autres Quentin Tarantino, a marqué l’Histoire du cinéma et pas seulement celle d’un genre. Si l’image populaire du tueur, personnage froid, mutique et solitaire, nous vient directement à l’esprit avec des films comme Drive de Nicolas Winding Refn, c’est parce que cinquante ans plutôt, Melville montrait un personnage similaire dans Le Samouraï…

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Jean-Pierre Melville est d’abord né Jean-Pierre Grumbach en 1917, dans une famille juive originaire d’Alsace. La trop courte vie de celui qui deviendra Melville n’a eu qu’une seule constante : le cinéma. Une rencontre coup de foudre : « C’était dans une immense brasserie à Belfort, quand j’étais un tout petit garçon… A un moment donné on a éteint les grands lustres de cette grande taverne, on a descendu un drap le long du mur, puis un appareil qui faisait beaucoup de bruit posé sur une table a projeté… une histoire qui m’a semblé sublime, policière d’ailleurs… avec des fiacres, des portes dissimulées derrière des cheminées… ». Pour ses six ans, ses parents lui offrent une caméra Pathé-Baby. C’est ainsi que Jean-Pierre Melville tournera ses premiers mètres de pellicule. Des milliers d’autres suivront…

Dans le Paris de l’entre-deux guerres, Jean-Pierre Grumbach grandit « choyé, aimé… », comme il l’écrira lui-même plus tard. Élève médiocre, sa passion du cinéma se renforce à l’arrivée du parlant et l’amène à passer des journées entières dans des cinémas, n’en ressortant qu’à trois heures du matin. C’est en regardant le film épique de Frank Lloyd Cavalcade qu’il prend sa décision : il sera cinéaste. Il abandonne alors l’école pour vivre de petits boulots dont il se fait souvent congédier car il passe encore le plus clair de son temps dans les salles obscures.

Faire du cinéma dans l’après-guerre

En 1939, la guerre éclate, et le jeune Jean-Pierre Grumbach qui termine à peine son service militaire est rappelé. Il embarque à Dunkerque, puis revient en France lors de l’armistice. Son appartenance religieuse lui fait quitter la France par la traversée des Pyrénées pour rejoindre l’Espagne, puis Londres. Pendant la traversée, Jean-Pierre Grumbach perdra son frère : il ne le reverra jamais. Arrivé à Londres, il s’engage dans la résistance et prend pour pseudonyme MELVILLE, en hommage à son écrivain favori. Quelques années plus tard, Melville est au bord du Garigliano, le mont Cassin lui fait face. Avant l’offensive, il se fait une promesse : s’il en réchappe, il bâtira ses propres studios de cinéma. L’offensive fut mortelle… pour les autres. En 1945, Jean-Pierre Melville rentre à Paris et fonde sa propre société de production.

« Je n’aime pas qu’on me donne un clan… D’ailleurs je ne me sens pas patriarche. »

Dans l’immédiate après-guerre, pour faire du cinéma en France, il faut être qualifié et la qualification, c’est la carte du syndicat. Melville ne veut pas être syndiqué : il achètera sa pellicule au marché noir et tournera sans autorisation – et lorsqu’il aura de l’argent – son premier film, Le Silence de la mer. Sans qu’il le sache, ses méthodes de tournage sont déjà celles de la Nouvelle Vague. C’est le début d’une carrière qui durera près de trente ans. En 1950, Melville tourne l’adaptation des Enfants Terribles de Cocteau à la demande de l’auteur. Peu après, il achète un entrepôt désaffecté dans le 13ème arrondissement qui deviennent les studios Jenner. Ainsi, pendant quelques années, il est le seul cinéaste au monde à avoir ses propres studios. « C’est une situation de rêve en même temps qu’une vie de cauchemar… », déclare-t-il. Dès lors, ces studios seront son univers, son île, loin des Champs-Élysées où le cinéma français s’anime et vit. Dans les années 60, on le reconnaît comme le « père » de la Nouvelle Vague, terme qu’il récusera toujours. « Je n’aime pas qu’on me donne un clan… D’ailleurs je ne me sens pas patriarche. […] les petits films… bâclés,… mal fagotés tout de même, où l’on filme un peu n’importe quoi, ce qu’on appelle le cinéma instinctif, moi je ne marche pas, je ne suis pas client, je ne m’y ferai jamais. »

Un cinéaste à contre-courant

Melville se démarque systématiquement des autres et progresse toujours à contre-courant. Il est soit admiré, soit détesté. En pleine période hippie, il déclare à la télévision sous un tonnerre d’offuscations : « Les plus belles années de ma vie sont les années de guerre, et il n’y a rien à faire… […] C’est là que j’ai pu voir les plus belles relations entre les hommes, que j’ai vu le courage, la vertu… » Viennent une idylle cinématographique avec Belmondo, puis avec Delon. Mais en 1967, ses studios brûlent. Malgré la perte de 22 scénarios, il déclare : « Avec ma mémoire, je pourrais les réécrire tous à la virgule près… mais j’aboutirai de toute façon à quelque chose de différent. […] Je ne veux pas me recopier. […] Quand je commence à écrire un film, je me dis parfois : « Est-ce que si je meurs demain, quelqu’un pourrait le finir à ma place et aboutir à ma vision ? Si la réponse est non, je suis rassuré. » puis se remet au travail.

Les films passent, les années d’efforts et de combats se succèdent, toujours plus éprouvantes, avec ces critiques qui en dix minutes descendent ce que vous avez mis deux ans de votre vie à créer…

Le Cercle Rouge, 1970
Le Cercle Rouge, 1970

1973. C’est l’été à Paris. L’angoisse taraude Jean-Pierre Melville. Comment rebondir après l’échec d’Un flic ? Après des mois d’inquiétude, d’écriture, de pages déchirées dans la colère, il n’éprouve pourtant plus le besoin de revoir les deux cent premières pages de son nouveau scénario. Un soir dans un restaurant du 14ème arrondissement, en compagnie de Philippe Labro, il se lève, s’écroule : il est mort. Il avait 55 ans. «  Il lui restait tant à dire et tant à faire… », écrit Philippe Labro. D’abord perçu comme un intellectuel, le cinéaste aura tout de même réussi, notamment avec le triomphe du Cercle Rouge en 1970, à montrer ce qu’il était réellement : un cinéaste-auteur, un homme de spectacle.

Le genre policier est presque indissociable de Melville, c’est en effet une majorité de films noirs que l’on retrouve dans sa filmographie. En effet, sur les treize films du réalisateur, sept peuvent être rattachés à cet univers. Cette fascination pour le genre du policier remonte à l’adolescence de Melville et sa « cinéphagie » du cinéma américain des années 1930 qu’il considérera toujours comme l’époque indépassable, la meilleure de l’Histoire du cinéma. L’image, les récits, les décors des films de cette époque ne cesseront jamais de l’inspirer. Les rares références cinématographiques personnelles que Melville a bien voulu communiquer sont The Asphalt Jungle de John Huston et Le coup de l’escalier de Robert Wise, que Melville verra d’ailleurs 125 fois.

Par le choix de l’épure de la mise en scène et des décors, ainsi que par le comportement totalement irréaliste des personnages de Melville, son cinéma frôle l’abstraction.

Melville ne fait pas dans le réalisme ; pour lui, le cinéma n’est pas la vie, contrairement à ce que certains de ses contemporains ont pu penser. S’il a été obligé de tourner Le Silence de la mer en décors naturels – ce qui lui vaudra l’admiration des metteurs en scène de la Nouvelle Vague – c’est seulement par manque de moyens ! « Il n’y a aucune poésie à montrer ce que l’on voit tous les jours ! », déclare-t-il. Le décor du commissariat du Doulos est entièrement américain, ainsi que les escaliers en arrière-fond dans le premier plan du Samouraï, et pourtant les histoires se déroulent à Paris ! « Je ne fais pas de cinéma américain, je fais du cinéma en France, je ne dis pas non plus que je fais du cinéma français ! ». Les gangsters au sens de l’honneur presque fanatique qu’il montre sont le fruit de son imagination et de son écriture. Il décrit les gangsters de la vraie vie ainsi : « J’en ai connu pas mal […] Je trouve que ce sont des pauvres types, des minables… Mais il se trouve que les histoires de gangsters représentent un véhicule facile à exploiter […] pour ce qu’on appelle le film noir. C’est un fourre-tout. Et c’est assez facile de se servir de ce véhicule pour raconter des histoires sur des thèmes qui vous tiennent à cœur, sur la liberté individuelle, sur l’amitié, sur la trahison… ». Les thèmes fétiches de Melville qui se retrouvent dans toute sa filmographie, même quand les films n’appartiennent pas au genre du policier, sont l’échec, la solitude et la mort : l’échec et la mort sont par exemple omniprésents dans L’armée des ombres ainsi dans Léon Morin, prêtre. Par le choix de l’épure de la mise en scène et des décors, ainsi que par le comportement totalement irréaliste des personnages de Melville, son cinéma frôle parfois l’abstraction. L’exemple le plus frappant reste l’ultime film du cinéaste : Un flic.

Quand on le questionnait sur son nom, Melville répondait : « J’aime les abstractions, il n’y a rien de plus abstrait qu’un nom… ».

Arnaut Granat