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Tout l’été, Zone Critique vous propose de revenir sur l’oeuvre du maître russe Andreï Tarkovski : cinq de ses films ressortent en salles en ce moment, et le réalisateur est également l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque. Retour aujourd’hui sur son ultime long métrage, Le sacrifice, paru en 1986. 

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On a souvent considéré le cinéma comme l’art de créer des symboles : derrière un film noir, une odyssée de l’espace, un western, un film-catastrophe ou une « comédie du remariage » (expression de Stanley Cavell pour caractériser certains films hollywoodiens des années 30-40), il fallait bien sûr voir une critique sociale, une réflexion sur l’humain, une exploration du roman national, une métaphore de la situation politique ou économique du moment. Les Américains sont ainsi naturellement devenus les champions des films de genre, qu’ils réussissent toujours à faire correspondre à un phénomène particulier du monde réel. Il y a eu après 1929 des films de la crise, qui parlaient de tout sauf de la crise mais qui servaient uniquement à dépeindre la crise. Il y a eu toutes sortes de mises en perspective de la guerre pendant et après la guerre. Il y a eu des films contestataires dans les années 70, qui pourtant ne consistaient pas à filmer des jeunes drogués ou des panthères noires, mais qui leur faisaient une excellente publicité. Comme la littérature, le cinéma a très vite compris le pouvoir de métaphorisation dont il disposait pour tenir un discours pertinent et percutant sur le monde.

À l’intérieur même des films, des associations de plans, des audaces de montage produisent magiquement un sens évident pour tout le monde, quoique implicite. Ainsi le début des Temps modernes de Chaplin, avec le parallèle entre un groupe d’hommes à l’usine et un troupeau de moutons. L’immédiateté du sens a quelque chose de grisant au cinéma. Eisenstein fondait tout son art sur cette pratique du montage signifiant, les images se faisant écho les unes les autres, se bousculant pour faire surgir des idées. Filmer un chapeau par terre (je ne sais plus trop si c’est bien un chapeau et pas autre chose, mais peu importe) n’aurait aucune valeur en soi ; mais à bord du Potemkine, et après toutes les autres images de la révolte en cours, ce chapeau échoué sur le pont explique que l’amiral a été renversé ; il évoque donc irrésistiblement la chute de l’empire, la fin des privilèges et la mise en marche de la révolution prolétarienne. Aussi simple que ça.

On a poussé très loin cette tendance au cinéma symboliste. Pasolini a souvent fait des films pour la démonstration qu’ils contenaient : Théorème, Salo sont des discours sur l’homme moderne avant d’être véritablement des histoires fictives. D’autres semblent être de purs conteurs, mais il suffit de les percer à jour : Hitchcock en grand fan de psychanalyse cherche à exhumer les entrailles de la psyché ; Truffaut s’intéresse aux manifestations de l’anticonformisme, et il en tire le portrait d’une société schizophrène ; Wim Wenders s’interroge sur les frontières, Fassbinder sur les lois, Resnais sur le passé ; et tant d’autres encore sur tant d’autres choses.

Tarkovski ne symbolise rien

Tarkovski, lui, ne symbolise rien : il montre. Dans Le Sacrifice, son dernier film et le plus accompli, les images paraissent vivre d’elles-mêmes, avoir leur sens propre qu’il ne s’agit pas d’aller trouver ailleurs ; pas de métonymies abusives, pas d’allusions toutes faites aux références du monde réel. Au contraire, ce monde interne du Sacrifice est animé de sa vie, de sa logique propre, irrationnelle, absurde et pourtant tellement familière, tellement possible. Plus on avance dans le film, plus on comprend qu’on est au coeur même de l’irrationnel : le personnage principal est poussé à l’autodestruction pour éviter à sa famille (et à sa descendance) les horreurs de la guerre. Comment en arrive-t-on là ? aussi mystérieusement qu’on pourrait l’imaginer, et pourtant tout paraît évident, inévitable, implacable comme le destin, et on ne peut s’empêcher d’y croire. Ce personnage a donné naissance à ce qui l’entoure, il est le créateur de son monde ; sous la menace d’une attaque extérieure, il doit s’abstraire de ce décor, mourir à son monde pour le faire disparaître, et ainsi le préserver. Autant de phrases qui ne veulent rien dire, et qui mises en images deviennent claires, vivantes, offertes.

Le film a été tourné sur l’île de Farö, en suédois, avec Erland Josephson en acteur principal et une ribambelle de pointures du cinéma suédois à la production. Collaborer avec Bergman ne passe pas inaperçu. À vrai dire elle se sent tellement, cette collaboration, qu’on a l’impression d’être dans un film inspiré à la fois de Tchekhov et d’Ibsen. Tout y est : la froideur des grands espaces isolés, des demeures ancestrales, la neurasthénie galopante des familles bourgeoises, le sentiment de l’emprisonnement pousse-au-crime, l’ennui flagrant des contrées désolées du nord. Pourtant, dans une atmosphère aussi favorable au pessimisme, il ne s’agit jamais de donner une opinion sur l’homme moderne, ou d’affirmer un déclin de civilisation, ou de proclamer la mort des illusions ; aucune grandiloquence de la sorte, aucun jugement sur le temps ou sur l’histoire. Simplement, dans l’horizon de ses deux heures trente, le film montre le plus possible d’images, des images qui donnent un récit à ce personnage justement forcé de mettre fin à son récit, de disparaître de son histoire. C’est donc l’essai, si l’on peut dire, d’une fictionalisation du néant. Ou, plus simplement, une création à l’état pur, sans arrière-pensée, sans signification, et qui disparaît lorsque le film s’achève.

Le héros est emmené à l’asile : sa folie montante, qui s’achève sur cet incendie de sa propre maison, est l’explication rationnelle de sa démarche ; mais il existe une autre « explication », qui n’en est pas une et qui conclut beaucoup plus magnifiquement le film. « Au commencement était le Verbe. Pourquoi, Papa ? » Ce fils qui vient de perdre son père était muet depuis le début du film ; soudain il apprend à parler, et c’est pour dire précisément cette faculté de la parole, mais aussitôt pour la mettre en question, et se poser au fond la question du sens même de l’existence. Suit un long plan montant le long d’un arbre (planté par le père et le fils au début du film), sur l’air d’ »Erbarme dich », une aria de la Passion selon St Matthieu de Bach que tout le monde connaît et qui est sûre de nous emporter assez loin dans l’enthousiasme. Le long de cet arbre au départ décharné, à peine vivant, la musique prend de l’ampleur, le soleil devient éclatant, la mer en arrière-plan scintille, on croit reconnaître une couronne d’épines dans la disposition des branches, qui deviennent de plus en plus aériennes, fines et complexes ; enfin la caméra arrivée tout en haut tourne légèrement comme pour présenter cet arbre rachitique sous son plus beau jour ; l’écran blanchit, l’image disparaît, le film s’achève. Tout est dit, sans autre explication. On peut s’imaginer tout ce qu’on veut, une métaphore de la filiation du genre humain, un hymne à l’espoir des générations futures, une déclaration de piété ; mais rien n’est sûr, rien n’est imposé dans ce dernier plan ; tout est affaire, comme Tarkovski le voulait, de croyance. On n’est pas loin, dans un dernier plan comme celui-là, de croire en une certaine communion des âmes, en une harmonie universelle, en une perpétuation de l’humanité. En Dieu quoi.

L’avantage avec ces réalisateurs un peu intellos des années 60-70 (Le Sacrifice date de 1986), c’est qu’avant d’en arriver à un tel niveau de dépouillement, leurs films passent souvent par de longs bavardages où se chamaillent Nietzsche, Schopenhauer, Kierkegaard et Pascal dans de furieuses considérations inactuelles.

L’avantage avec ces réalisateurs un peu intellos des années 60-70 (Le Sacrifice date de 1986), c’est qu’avant d’en arriver à un tel niveau de dépouillement, leurs films passent souvent par de longs bavardages où se chamaillent Nietzsche, Schopenhauer, Kierkegaard et Pascal dans de furieuses considérations inactuelles. Le meilleur exemple d’une telle tendance étant précisément Bergman, qui ne résiste jamais à une petite diatribe sur l’angoisse d’être au monde ou le tragique besoin de bonheur des hommes. De même, dans Le Sacrifice, on a droit dès le départ à une longue première scène sur la question de l’Éternel Retour et son effet un peu attristant sur le moral. On sent qu’on est bien parti pour s’angoisser pendant deux heures. Par la suite, on croise des références à Hamlet (« Words ! Words ! Words ! »), on étudie l’esthétique vertigineuse de Léonard de Vinci, on patauge dans les limites de la morale kantienne. Bref on ne chôme pas, il s’agit de faire un petit tour de la civilisation moderne pour en tracer les abîmes, les inquiétudes et les espoirs.

En plein milieu du film (encore un procédé bergmanien par excellence), une guerre fictive est déclarée, qui menace très directement la petite demeure (isolée pourtant en plein marécage) et entraîne le héros vers la résolution de son sacrifice ; en effet, pour une raison qui nous échappe, il en est responsable, et il est seul capable de mettre fin au drame. Un peu comme dans ce qu’on pourrait appeler les fictions cérébrales à l’américaine (Un jour sans fin, The Truman Show, Synechdoque New York, Memento, Mulholland Drive etc.) ou le but est de révéler progressivement que le monde extérieur n’est plus ou moins qu’une création mentale du personnage principal, on comprend dans Le Sacrifice que cette île, cette maison perdue, cette famille, cette histoire entière n’est qu’une gigantesque excroissance de la conscience du héros. Ainsi, avec sa disparition disparaîtra cette imminence de la guerre, qui est en fait l’imminence de sa folie, de sa vieillesse ou de la mort qui monte en lui. On a donc l’impression d’assister à un mea culpa généralisé de cet homme, qui se lamente de ce qu’il a créé et qu’il est sur le point de gâcher. Peut-être représente-t-il une certaine génération, un certain siècle honteux du monde qu’il laisse à ses enfants ; on n’en sait trop rien, quoique cette « guerre totale » dont il est question dans le film rappelle les terreurs nucléaires et soviétiques de l’après seconde guerre mondiale. En tout cas, on comprend ceci : l’adulte en proie à son désespoir et à sa culpabilité préfère tout de même laisser ce monde (à reconstruire) et se retirer lui-même, dans un dernier sursaut de courage et d’intelligence, après les assauts de barbarie et de folie dont il a été témoin et acteur. On n’en dirait pas autant de tout le monde de nos jours.

Dit comme ça, ça paraît un peu indigeste. Or les séquences qui suivent cette déclaration de guerre irréelle ont beau s’enchaîner un peu comme elles veulent, on n’est jamais perdu comme on peut l’être ailleurs, chez Visconti, chez Antonioni, où pour le coup la complexité est parfois intentionnellement soulignée, amplifiée, exagérée. Ici, on garde essentiellement le sentiment de percevoir, de saisir quelque chose de cette histoire ; on croit à cet homme, à son abattement, à son besoin de trouver du sens. Il s’adresse au Ciel, il cherche des reliques dans la boue, il écoute une voix portée par le vent ; il est en arrêt, au seuil de la fin de sa vie, tout attentif à ce que le monde peut encore devenir après lui, tout prêt à y croire encore.

Jean-François Delpit