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Le dernier ouvrage de Pierre Le Coz, publié aux éditions Le Soupirail, se présente comme une méditation poétique où le lecteur parcourt des espaces oniriques : une cité du Sud qui s’offre à notre regard comme un labyrinthe de lumière, des étendues de sable qui dialoguent avec le ciel…Et ces lieux rêvés interrogent notre rapport au temps. 

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Je dois au poète et profond critique Pascal Boulanger la découverte du nom de Pierre Le Coz comme écrivain. Avec son cycle L’Europe et la Profondeur (neuf volumes aux éditions Loubatières), Boulanger m’assurait qu’on tenait là un penseur de la stature d’un Guy Debord pour notre temps… J’ignorais cependant qu’un penseur, aujourd’hui, pouvait être aussi un poète. Comment ? C’est un « poète » qui aurait écrit un « roman » nommé Les clandestins du jour (selon la première impression que donne au lecteur ce livre en prose avec des personnages presque « réalistes ») ? Précisons : j’appelle ici « poète » (et donc romancier véritable) tout écrivain qui sait donner un niveau d’abstraction suffisant à son récit pour le rendre étrange (la fameuse distanciation brechtienne, qui selon le cinéaste Jean-Marie Straub serait une mauvaise traduction du terme allemand Verfremdung qui, en réalité, signifierait « rendre étrange »), dans la tradition du Nouveau Roman et à sa suite. Si, « suite au traitement qui lui est appliqué, l’objet [littéraire, on bien filmique] devient étrange », s’il est “étrangéifié”, alors l’écrivain de théâtre devient « poète épique » (ainsi Bertolt Brecht), alors le romancier devient « poète », à la suite d’Homère.  Ainsi Samuel Beckett ; ainsi Pierre Le Coz. Mais commençons à prouver notre dire.

De l’autre côté de la mer

Ce n’est certainement pas un hasard si Le Coz place en épigraphe de son livre deux citations de poètes, Shakespeare et Rilke. Voici celle extraite d’Othello : « Dans l’histoire de mes voyages, des antres profonds, des déserts arides d’âpres fondrières, des rocs et des montagnes dont la cime touche le ciel s’offraient à mon récit : je les y plaçais. » Le Coz place son récit à la fois dans un désert qui ressemble à ceux du Maghreb (mais non nommé, abstrait) et à la fois dans une ville du sud s’étalant sur les deux rives d’un fleuve sans nom : « C’était un peuple de bergers, de charmeurs de serpents et de jeunes femmes moqueuses » ; puis : « Depuis toujours la ville existait au creux de ses monts, perdue dans le fouillis des siècles, les désordres de l’histoire. » Ce pourrait être Marseille ou Naples… Mais rien n’est sûr. Une phrase (« il lui a fallu devenir cet étranger en son propre pays ») exclut Naples ; une autre écarte la cité phocéenne : « Il s’éloignait le long de la côte jusqu’à ne plus rencontrer personne sur son chemin […] s’obligeait à ces marches harassantes dans le sable. » La suite du récit nous fait comprendre qu’on est passé de l’autre côté de la mer (Méditerranée ?) : « Il suffisait donc de franchir une mer, de s’aventurer en un continent nouveau pour que tout ce qui avait constitué la solide étoffe d’une existence, en quelques mois se dissolve ? » Shakespeare encore : « Nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves et notre petite vie est entourée de sommeil. »

Le Coz a tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d’or d’étoile à étoile ; et il danse.

Voici pourquoi les deux amants du livre se rejoignent toujours quand la nuit tombe, any where out of the world ; et voilà pourquoi Le Coz a choisi une ville « de rêve » : « Il avait choisi volontairement un pays inconnu, des villes étrangères sur lesquelles il n’avait d’autres présupposés que ceux d’une lumière éternelle et de ciels sans défaut. » Je me souviens qu’à l’orée d’un départ pour l’Algérie, à l’âge de sept ans, c’est ainsi que j’avais imaginé Alger-la-blanche… Sommes-nous transportés à Damas ? à Beyrouth ? En réalité, de telles villes n’existent pas (ou plus) : les ciels (et l’urbanisme sauvage surtout) y ont de sévères défauts ; comme « cités », elles ne furent pas éternelles… Les villes antiques sont toutes dégradées, hélas ; mais il nous reste la haute littérature : « Parfois, il se disait qu’il n’avait cherché qu’à se rapprocher de cette lumière, comme un peintre qui se met en quête du lieu où planter son chevalet mental, comme un fils du soleil qui retourne à son père et, dans cette conversion, se débarrasse un à un de ses oripeaux de grisaille et de névrose. » Ouf ! Nous voici à présent, en bons fils prodigues des Dieux antiques de la Littérature, débarrassés de la grisaille (Michel Houellebecq) et de la névrose (Christine Angot) « réalistes » et psychologiques du plat présent content pour rien… Alors, c’est l’éclaircie dans l’ouvert de l’étant[1] : « Les soleils tombaient vers lui sans jamais s’y abîmer, les nébuleuses allongeaient infiniment leurs volutes sans parvenir à l’atteindre. Tout l’espace vibrait de leur mouvement amoureux… » Métaphysique de la profondeur : « Il cherchait les rudes frontière, les ravins profonds. » Et aussi : « Chaque heure, chaque instant était entouré de gouffres à comètes au-dessus desquels ils passaient, insouciants danseurs de corde. » Le Coz a tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d’or d’étoile à étoile ; et il danse.

  • Les clandestins du jour, Pierre Le Coz, Le Soupirail, 90 pages, quinze euros.

Guillaume Basquin

[1] Saluons ici la très belle critique de ce livre par Pascal Boulanger, parue autrefois sur Sitaudis : https://www.sitaudis.fr/Parutions/les-clandestins-du-jour-de-pierre-le-coz.php, qui fait la part belle à cette idée d’ouverture à l’étant et d’éclaircie toutes heideggeriennes dans l’écriture de Le Coz.