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Grâce au travail remarquable de Claire Paulhan, il est enfin possible de lire en un seul volume l’ensemble de la correspondance entre Simone Weil et Joë Bousquet. En dépit d’une affinité élective évidente, la philosophe mystique et le poète allongé ont échangé un nombre réduit de lettres. Unis par une affliction commune, ces deux chercheurs du spirituel choisissent pourtant deux voies opposées. Joë Bousquet a pour vocation de transfigurer le réel à partir du rêve tandis que Simone Weil considère qu’il faut pleinement embrasser ses tourments pour accéder à l’amour de Dieu.

« Dieu est en réparation »

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Les bibliophiles et les spécialistes trouveront de quoi se réjouir dans ce bel objet publié par les éditions Claire Paulhan. Le travail éditorial mené par Florence de Lussy et Michel Narcy permet de rendre hommage mais surtout de mieux comprendre la trajectoire spirituelle de Joë Bousquet et de Simone Weil. La préface, d’une extrême richesse, est accompagnée d’un ensemble de documents iconographiques de premier ordre. Par ailleurs, l’insertion de fac-similés de certaines lettres est un régal pour le lecteur qui découvre avec émotion l’écriture ronde et régulière, presque enfantine de Joë Bousquet dont la graphie contraste avec celle, plus sinueuse et raturée de Simone Weil. Enfin, l’appareil critique permet de prendre toute la mesure du raffinement de la pensée de ces deux auteurs, mais offre surtout la possibilité de replacer ces échanges au sein de leur œuvre respective.

Une affinité élective ?

 À la lecture de leur correspondance, nous sommes frappés d’emblée par l’admiration mutuelle que se portent Joë Bousquet et Simone Weil. Celle-ci lui envoie d’ailleurs une première lettre qui commence par ces mots : « Cher ami – malgré le fait qu’il y a quinze jours je ne vous connaissais pas, il ne se peut vraiment pas que je vous nomme autrement – je veux d’abord vous dire que vous rencontrer a été pour moi quelque chose de plus que précieux. Je pressentais vaguement qu’il en serait ainsi, mais je ne pressentais pas à quel point. » Cette correspondance est placée sous le signe du tragique et cela pour deux raisons ; l’échange commence en partie par l’envoi d’une ébauche de tragédie entamée par Simone Weil, et surtout celle-ci envisage dès la première lettre sa mort prochaine. Pourtant, cette relation commence également par un malentendu ; les éloges que Simone Weil adressent à Joë Bousquet sont minorées par celui-ci qui ne se sent pas à la hauteur des compliments adressés : « Je n’ai pas aussi souvent que vous le croyez l’occasion d’être intéressé à des expériences de bout en bout captivantes ». Au fur et à mesure de ces quelques lettres, l’écart se creuse entre les deux interlocuteurs tant en raison des circonstances historiques exceptionnelles qui s’impriment en filigrane tout long de leur discussion que de leur point de vue diamétralement opposé sur plusieurs domaines prépondérants dans leurs œuvres comme la mystique ou l’importance accordée au mal. À la mort de Simone Weil, Joë Bousquet aura cette formule qui illustre à la fois l’intensité de cette rencontre et la forme d’incommunicabilité qui les réunissait paradoxalement : « Ses pensées étaient les miennes mais elle se reposait dans des pensées qui m’ôtaient le repos ».

Rêver sa vie ou choisir la croix

Une même déchirure unissait ces deux êtres dotés d’une sensibilité exacerbée.

Cette correspondance est donc aussi l’occasion de mesurer la distance qui sépare deux façons d’envisager l’existence ; l’une qui serait la vie rêvée de Joë Bousquet et l’autre, la vie incarnée de Simone Weil. Une même déchirure unissait ces deux êtres dotés d’une sensibilité exacerbée. Pour Joë Bousquet, cette blessure a pris la forme d’une balle reçue à Vailly en 1918 qui le condamne à la vie allongée et pour Simone Weil, il s’agissait davantage d’un tourment intérieur qui prenait parfois la forme d’une migraine dont la violence l’empêchait de penser durant plusieurs jours. Le titre de cette correspondance : « Quel est donc ton tourment ? »  est extrait de l’une des lettres de Simone Weil et illustre bien l’importance de cette blessure commune qui habitait le poète et la philosophe. Pourtant, face à la douleur se cristallise une opposition radicale.

Joë Bousquet entend faire sien le mot d’ordre des surréalistes, et fait part de sa volonté de « rêver sa vie », c’est-à-dire trouver un au-delà de la conscience au sein duquel il pourrait enfin attendre le bonheur. Il s’agit de retourner aux origines de son être pour retrouver la Gloire, forme d’un paradis perdu. En cela, la poésie peut sous certaines conditions, constituer un expédient.

Simone Weil se situe dans une perspective bien plus incarnée où il faut se confronter à la douleur, l’éprouver dans toute sa puissance afin d’en extraire l’éventuelle portée consolatrice. Elle ne dit pas autre chose lorsqu’elle écrit à Joë Bousquet : « Pour penser le malheur, il faut le porter dans la chair, enfoncé très avant, comme un clou, et le porter longtemps, afin que la pensée ait le temps de devenir assez forte pour le regarder. » Elle condamne donc tout naturellement sa propension à la rêverie qu’elle considère comme la racine de son mal. La rêverie ne serait qu’un dérivatif dont elle ne nie pas l’utilité mais dont elle critique les effets pervers. Si cette conception radicale du mal peut décontenancer, elle n’en est pas doloriste pour autant. On serait plus en droit de la considérer comme une éthique de l’existence qui emprunte autant à la philosophie stoïcienne qu’à la mystique chrétienne. Pour le dire en d’autres termes, sa pensée cherche en permanence à insister sur l’importance de la crucifixion du Christ, seule façon de véritablement comprendre sa résurrection.

Par leur tempérament mystique, ils s’inscrivent dans une communauté inavouable

En dépit du ton parfois vindicatif de Simone Weil, aussi excessive que magnifique dans ses emportements, en dépit de l’absence de réponse de Joë Bousquet, accablé par la douleur inhérente à sa condition, ces deux êtres se sont connus le temps de quelques lettres et d’une rencontre. À la pâle clarté de l’espérance dans la douleur, ils ont pourtant pu faire part l’un à l’autre de leur tempérament mystique, créant ainsi une forme de communauté inavouable. Joë Bousquet conseille à Simone Weil d’écrire sur l’amour divin. Simone Weil consacrera une section de La pesanteur et la grâce à l’amour de Dieu.

  • Correspondance 1942. “Quel est donc ton tourment ?” , de Simone Weil et Joë Bousquet, édité par Florence de Lussy et Michel Narcy, Claire Paulhan, 200 p., 27 €.