© Akihiro Hata
© Akihiro Hata

« Je veux être comme une apparition », tel pourrait être la pensée de ceux qui, au Japon, décident de disparaître volontairement, sans laisser de trace. On met un terme à une vie, on en commence une autre, loin des siens qui ne deviennent dès lors que des souvenirs. Selon la police japonaise, près de cent mille personnes s’évaporent dans la nature pour être autre. Pression familiale, pression professionnelle, déshonneur, les motifs sont nombreux pour ceux qui choisissent de rompre définitivement avec leur identité. Delphine Hecquet nous livre une pièce sur ce thème, Les Évaporés, reprise au théâtre de la Tempête en juin 2019.

Jôhatsu – évaporé en japonais. Delphine Hecquet part au Japon en 2015 pour tenter de lever le voile autour de ce phénomène. Loin de vouloir comprendre, la pièce tente de saisir l’indicible et les histoires qui peuvent ainsi apparaître. La pièce donne à voir deux perceptions: les évaporés, un homme qui vient de se faire licencier et une jeune femme, puis les membres de la famille, ceux qui restent, la fille et la mère. Cependant, il ne s’agit pas pour Delphine Hecquet de condamner, de poser un jugement ou de nous informer. Il s’agit plutôt d’explorer le halo vaporeux qui entoure ce phénomène.

Dire et Parler

Un jeune journaliste part au Japon pour enquêter. Il y rencontre plusieurs personnes, ceux qui demeurent, ceux qui ont vu un de leur proche disparaître ou plutôt, comme le dit un des personnages, s’évaporer comme l’eau dans une casserole que l’on aurait laissée trop longtemps sur le feu. En ce sens, la pièce est une sorte d’exploration de la pensée et de l’intériorité des personnages qui se confient sur le brutal changement que provoque une telle situation. Le public assiste à ces confessions avec attention car chaque mot est pesé, fin, incisif. Que ce soit les dialogues, les monologues, les apartés voire les silences, tout se déploie avec une puissance qui fait ressentir tout le poids d’une société où le déshonneur sonne le glas.

La force de la pièce de Delphine Hecquet est son épure. Aucune scorie, aucune fioriture, aucun ornement de la voix et de la parole, tout est dit avec acuité et d’une manière si pure que la dimension tragique ne peut s’en trouver que renforcer.

La force de la pièce de Delphine Hecquet est son épure. Aucune scorie, aucune fioriture, aucun ornement de la voix et de la parole, tout est dit avec acuité et d’une manière si pure que la dimension tragique ne peut s’en trouver que renforcer. D’une grande sensibilité, la pièce laisse entendre, par ailleurs, la voix japonaise car ces disparitions ne touchent finalement que l’archipel nippone et pourtant… Pourtant, la pièce nous parle de nous. « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous » disait le poète ; et bien Les Évaporés soulèvent, somme toute, une réflexion sur l’altérité et l’appréhension de soi. En effet, qui n’a jamais eu envie de tout plaquer et de disparaître purement et simplement, recommencer à zéro comme si l’on appuyait sur le bouton reset ? Mourir plusieurs fois, naître plusieurs fois, telle est la voie que suit la pièce à travers le regard du journaliste et des personnages japonais.

Un personnage se détache de celui du journaliste et des quatre protagonistes, une vieille femme, sans-domicile-fixe, qui dit être âgée de deux cents ans et qui vit sous un lampadaire qui symbolise un arbre. Elle est la parole transcendante, c’est elle qui est, en quelque sorte, la figure du passeur et qui dit la cruelle vérité sous forme de métaphores ou de réflexions qui pourraient faire écho au ton de la philosophie shinto. À écouter cette vieille femme fredonner Heroes de David Bowie et à regarder évoluer les personnages avec la distance permise par la sagesse et la clairvoyance, je pensais au poème d’adieu du daimyo Asano Naganori qui, avant de se suicider, de disparaître donc, avait écrit :

« Kaze sasofu                   « Plus que les fleurs de cerisiers

Hana yori mo naho            Invitant le vent à les souffler

Ware wa mata                    Je me demande

Haru no nagori o              Ce qu’il faut faire

Ika ni toyasen »                Avec le reste du printemps. »

Voir et Entendre

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Si la voix laisse entendre le spectre des émotions ressenties lors d’une pareille situation, la pièce joue remarquablement sur le visuel. Le jeu dramatique s’appuie sur la présence-absence des évaporés pour ceux qui attendent désespérément un retour. Dans la pièce, la mère de la jeune fille, qui a choisi cette exil ontologique, préfèrerait que celle qui a disparu depuis neuf ans soit morte, scellant ainsi un deuil impossible autrement. Cependant, elle la voit, elle l’entend, parfois dans des rêves, comme une apparition marquée par une vitre qui sépare la mère et la fille. Puis, un jour, la jeune fille, Sakura, réapparaît face à sa mère qui croit halluciner. Ou alors, la fille du père évaporé rêve que tous les gens dans la rue porte le visage de son père. La pièce joue sur ces masques, sur cette question de l’absence et de la présence de l’autre disparu et de la manière dont l’esprit est capable non seulement de se créer des histoires mais aussi d’appréhender l’absence d’un être cher possiblement en vie. Du côté des évaporés, l’un perd toute grâce sociale, c’est-à-dire ne plus être regardé et entendu, l’autre renaît et s’engage dans une autre vie. En ce sens, la pièce pourrait être une pièce du seuil, c’est-à-dire une pièce qui ne tranche pas entre la vie et la mort.

Le jeu dramatique est remarquable. Les scènes de discussions immobiles laissent place à un chaos gestuel où les personnages passent sans s’arrêter, où les personnages se mettent à danser comme dans une transe qui mime une psychomachie au sein d’une brume qui ne laisse apparaître que des silhouettes. Puis tout au long de la pièce, des musiques qui traduisent l’angoisse, la claustration et l’impossible envolée, des sons lancinants comme pour signaler l’imminence d’une rupture des esprits et enfin des chants teintés de mélancolie et de regrets. Enfin, c’est l’obscurité et l’opacité, omniprésentes dans la pièce, qui ne permettent pas un décillement du regard. La lumière est blanche comme celle des spectres, stroboscopique comme une crise d’épilepsie et le public se trouve impliqué dans ce dérèglement de la perception et dans ce trouble manifeste.

Les Évaporés est une pièce bouleversante et remarquable par sa puissance sensible. Sa plus grande force est de ne point juger mais de dire simplement, à travers une histoire fictive, ce que peuvent ressentir des évaporés ou ceux qui demeurent. Delphine Hecquet laisse voir les regrets d’un père qui a tout perdu et dont l’issue ne peut être que tragique, elle laisse voir la violence d’une mère qui n’aime plus sa fille car elle l’a trop attendue, elle laisse encore voir la dureté d’une femme qui se réfugie derrière une froideur qui, finalement, ne traduit qu’un profond désarroi. La pièce touche au sublime dans cette exploration des sentiments. S’il devait y avoir une morale, je dirais que la pièce nous dit : parlez-vous et écoutez-vous, car ce qui pousse ces pauvres gens à s’évaporer c’est bien le sentiment de déréliction et une voix qui crie dans le désert.

  • Les Évaporés de Delphine Hecquet au théâtre de la Tempête jusqu’au 23 juin 2019.