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Il fallait bien un chercheur en psychologie et en neurosciences cognitives, Professeur au Collège de France, comme Stanislas Dehaene, et un expert en intelligence artificielle, Professeur à l’université de New York, comme Yann Le Cun, pour retracer l’odyssée de l’intelligence des origines à nos jours. Du développement du cerveau de l’Homo erectus à la puissance des ordinateurs et de la robotique qui rivalisent d’ingéniosité et de complexité technologiques, le journaliste Jacques Girardon nous présente un panorama stimulant qui piquera, à n’en point douter, la curiosité de nombreux lecteurs. Dans un dialogue un peu trop lissé pour que son caractère naturel soit crédible, Girardon s’entretient avec ces deux sommités scientifiques dans une forme de communication qui a le mérite de didactiser le savoir de manière dynamique. 

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La plus belle histoire de l’intelligence est surtout un livre qui remet en question les a-priori que les lecteurs auraient sur le sujet. L’intelligence n’est pas corrélée à la taille du cerveau, l’Homo neanderthalensis l’a appris à ses dépens. En outre, l’intelligence n’est pas réductible à un seul trait mais se présente comme une somme composite de plusieurs attributs qui se manifestent sous des formes multiples. Il existe même une « intelligence non consciente » ! (20). Apprendre, ce n’est pas accumuler, mais plutôt éliminer, pour reprendre le bon mot de Jean-Pierre Changeux, car « L’intelligence ne se trouve certainement pas dans le stockage de toutes les informations, mais au contraire dans l’extraction d’informations, dans leur tri et leur mise en forme » (55). Autre déclaration fracassante : l’utilisation de la mémoire n’équivaut pas à se tourner vers le passé. Bien au contraire, « ce sont des systèmes qui projettent des informations vers le futur !» (55). Un autre mythe tombe: il n’y a pas de styles d’apprentissage. En clair, certains apprenants ne sont pas plus auditifs que visuels. Et la liste des grandes révélations ne s’arrête pas là !

Les manifestations de l’intelligence étaient à l’origine chimiques et moléculaires puis se sont organisées en neurones chargés de « transporter l’information dans un centre de traitement » (36), des neurones qui forment une sorte de ménage à trois avec les synapses et la glie. Si d’autres organismes dans la nature sont capables de formes d’intelligence telle que la représentation mentale (chez la fourmi du désert), la capacité d’imagination (à l’instar des souris), la compétence numérique (chez les poissons, entre autres), l’acquisition d’un lexique (comme le chien qui connait près de 200 mots), ou la capacité à fabriquer et utiliser des outils adaptés à une action ciblée (à l’image du corbeau), la « spécificité de notre espèce reside dans notre capacité de nous representer le monde et de partager nos idées » (77). Plus précisément, « la singularité de l’espèce humaine » (79), câblée pour apprendre à manier la langue, se loge dans la syntaxe.

Tout se joue dans la petite enfance (et ce n’est pas un psychanalyste ou un psychiatre qui vous le dit cette fois-ci!), moment décisif où la plasticité cérébrale est maximale. En conséquence, c’est une période idéale pour se soumettre à l’apprentissage d’une langue seconde, voire de plusieurs autres. Stanislas Dehaene précisera que: « Le potentiel d’apprentissage des langues, en fonction de l’âge, décroît doucement au fil des années, et à la puberté, vers treize ans, il s’écroule soudainement. Mais il faut introduire quelques nuances : cette perte de plasticité cérébrale se limite à la syntaxe et à la phonologie. Dans d’autres domaines, comme le vocabulaire, les adultes n’éprouvent guère de difficultés, la plasticité semble perdurer plus longtemps » (98). Voici qui réjouira tous les linguistes et qui confortera l’Education nationale dans ses priorités en mettant l’accent sur l’apprentissage des langues dès la maternelle, à défaut de pouvoir enseigner celles-ci dès la crèche.

Cette première partie sur « L’intelligence de la vie » est à mon goût la plus fascinante, pour qui s’intéresse aux sciences sociales. Les deux dernières parties, « Machina sapiens » avec Yann Le Cun et « le futur des intelligences » qui recueille la parole des deux scientifiques, portent essentiellement sur les avancées de la recherche en matière d’innovation technologique, notamment d’intelligence artificielle. Certaines des questions lancées à Yann Le Cun, inventeur du deep learning, sont fascinantes, comme « peut-on mécaniser le fonctionnement de la pensée? » (148), mais la majorité d’entre elles ne sont que rhétoriques et ne visent qu’à articuler et décomposer une explication complexe, créant ainsi la dynamique d’un discours fluide. Alors que Stanislas Dehaene s’attaquait aux mythes dans la première partie, Yann Le Cun démystifie les fantasmes dont le progrès s’enveloppe : les scénarii de science-fiction qui montrent la domination de l’homme par la machine sont grotesques car « il n’y a pas de corrélation entre la volonté de pouvoir et l’intelligence » (215). La volonté de pouvoir étant liée au niveau de testostérone, la crainte des robots est infondée.

Les mécanismes inconscients de la pensée, la capacité de prédire, l’aléatoire, tout cela et bien d’autres choses encore nous échappent, pour reprendre les arguments du directeur du Centre de recherche de l’intelligence artificielle de Facebook. On touche là aux limites de notre savoir actuel et aux défis posés aux chercheurs en intelligence artificielle. En faisant fond sur l’avancée spectaculaire du progrès, l’on peut supposer avec une bonne dose d’optimisme que ces problèmes seront résolus au cours du 21ème siècle.

A fouiller les méandres de l’intelligence, on finit par penser — après lecture de La plus belle histoire de l’intelligence — qu’elle nous est un peu plus accessible. Il suffit simplement d’en repérer les clefs et les formes.

  • La plus belle histoire de l’intelligence. Des origines aux neurones artificiels : vers une nouvelle étape de l’évolution, Stanislas Dehaene, Yann Le Cun & Jacques Girardon, Paris : Robert Laffont, 288 p., 21 Euros, 2018