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Notre revue papier avait proposé à des poètes et des universitaires de répondre à la question d’Hölderlin :« À quoi bon des poètes en temps de détresse ?». Cette question connaît évidemment une résurgence en cette période. En un temps que l’intelligence collective s’est accordée rapidement à nommer « crise du coronavirus », il semble que la poésie connaisse un regain d’intérêt. On la voit fleurir sur les réseaux sociaux, porteuse d’espoir et de lumière pour ces temps incertains. Le compte Instagram @uncurieuxconfinement encourage par exemple ses followers à partager leurs poèmes confinés. En Belgique, près d’une centaine de poètes unissent leurs voix pour écrire des poèmes à la mémoire des défunts dans une initiative nommée « Fleurs de funérailles ». Comment expliquer ce retour de la poésie ? Que nous dit-il de ses pouvoirs et de nos blessures ?

Au seuil d’un siècle dont il espérait qu’il réaliserait les promesses de la Révolution française, le poète allemand Hölderlin posa cette question qui eut une riche postérité philosophique : « wozu Dichter in dürftiger Zeit ». Si la traduction de ce bris de vers dans lequel le poème tout entier s’est condensé pose problème, une certaine tradition française s’est accordée sur « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? » A cette interprétation qui dramatise la signification de l’adjectif dürftig (« dépourvu de confort, pauvre »), je préfèrerai ici la suivante : « Pourquoi des poètes en temps d’indigence ? » Elle nous permet en effet de réfléchir à ce dont nous manquons et que les poètes, « semblables aux prêtres du dieu du vin », peuvent nous apporter.

L’homme et le poème sont façonnés de la même précarité, et lire un poème, en pleine épidémie, c’est affronter sa finitude et le flottement qui entoure le sens de notre existence

Premièrement, on peut supposer que le discours poétique se situe aujourd’hui à contre-courant des discours scientifiques et religieux. Force est de constater que les médecins, plus ou moins compétents en infectiologie, d’ailleurs, ont proliféré sur la scène médiatique, s’efforçant de venir boucher verbalement le trou que l’irruption de l’invisible viral était venu creuser dans le réel. A grands renforts de graphiques, d’invectives et de prophéties. La croyance déraisonnable dans les promesses d’un éminent professeur aux allures de mage celtique montre bien à quel point le discours médical ne vaut pas tant par son infaillibilité que parce qu’il court à la rescousse de l’angoisse de l’homme confronté à la finitude. « Est-ce qu’il dit vrai ? Est-ce que les autorités nous disent la vérité ? » Tandis que ces questions pullulent sur toutes les lèvres, la poésie nous sort de cette quête paranoïaque de la vérité. Elle n’est pas soumise à ce diktat de la connaissance objective : elle s’intéresse au sens, qu’elle recherche sans cesse, sans jamais en arrêter un qui soit définitif. La lecture d’un poème est une herméneutique qui confère à l’homme (à condition qu’il ne se demande pas trop ce qu’a voulu dire son auteur) une liberté qui est étrangère à l’univers scientifique, régi par des lois, et aux religions, reposant pourtant sur des textes poétiques mais gangrénés par le dogme (la science théologique ennemie de l’exégèse). A la différence du concept qui cherche à épouser le général, elle sonde la singularité, la « fugitive beauté »[1] de l’éphémère, dirait Baudelaire et pour cela, elle ne peut pas faire l’économie de la finitude. Le poète Saint-John Perse s’interrogeait dans son discours de Stockholm de 1960 : « Face à l’énergie nucléaire, la lampe d’argile du poète suffira-t-elle à son propos ? – Oui, si d’argile se souvient l’homme. »[2] L’homme et le poème sont façonnés de la même précarité, et lire un poème, en pleine épidémie, c’est affronter sa finitude et le flottement qui entoure le sens de notre existence, transformé en une musique où la signification même des mots miroite et se perd. Le poète, en temps d’indigence, dissipe cette détresse autrement qu’en assénant des vérités temporaires : en la regardant en face. Ni le soleil, ni la mort, mais la peur du soleil et l’angoisse de la mort.

Célébrer le caractère éphémère de la vie

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En effet, les mots du poème se détachent sur l’horizon de notre finitude. Le mythe d’Orphée fait de l’expérience même du deuil la source d’où jaillit le chant du veuf, plainte sans possibilité de consolation. Si Nerval fait du poète « le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé », c’est parce qu’il a fait le deuil de la consolation, qu’il a accepté l’inéluctabilité de la mort au point d’avoir « deux fois vainqueur traversé l’Achéron ». Le poème fait plus encore : il se saisit de cet horizon que l’on voudrait lointain, historique, et le fait circuler dans la vie même, dont il devient le pli. « Sois tranquille, cela viendra ! », nous rassure Philippe Jaccottet, avant d’ajouter : « Tu te rapproches, / tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin / du poème, plus que le premier sera proche / de ta mort, qui ne s’arrête pas en chemin. »[3] L’écriture comme la lecture du poème deviennent le moment d’une prise de conscience de la finitude, condition sine qua non de l’attention au monde. Car si le monde n’était pas éphémère, quelle urgence y aurait-il à le regarder, à le garder, à tenter de le conserver ? Si nous n’étions pas susceptibles de mourir à tout moment, d’un virus ou « de ce que nous sommes vivants », comme dit Montaigne, y aurait-il de la beauté ? Voilà le don des poètes, quand nous n’avons plus rien, que les certitudes tonitruantes se sont effondrées les unes après les autres : ils murmurent que l’éclat de la fleur réside dans sa fanaison et que la vie n’a de valeur qu’au prix de la mort. Que celui qui n’est pas prêt à mourir ne risque pas de vivre.

L’homme n’est pas seul et peut, par la parole poétique, communiquer l’indicible douleur d’exister.

Enfin, je crois que la poésie rencontre un certain succès de nos jours parce qu’en plus de cela (dont on aurait pu se contenter !), elle est « d’abord mode de vie – et de vie intégrale »[4] (Saint John-Perse), en cela qu’elle esquisse une éthique, un rapport au monde. D’abord parce qu’elle dessine, mieux que la métaphysique (car en acte, non dans un discours mais dans le fait même qu’elle soit un acte de pur langage), les contours de la condition humaine, de l’être de l’homme : un animal qui parle, qui sait qu’il va mourir et qui en ressent de l’angoisse. Cette prise de conscience fonde donc, comme nous l’avons dit, la possibilité d’une célébration de la beauté du monde ainsi qu’une communauté. L’homme n’est pas seul et peut, par la parole poétique, communiquer l’indicible douleur d’exister. C’est ce qui fait que le lyrisme n’est pas égotique mais universel. Car le poète partage le pain et le vin, pour reprendre les mots de Hölderlin, les fruits de la Terre et du travail des hommes, pour citer ceux de la liturgie eucharistique, avec la communauté de ses semblables. René Char dit de lui qu’il « panifiait la souffrance »[5]. Par une opération alchimique dont il a le secret, humble et noble comme le travail du boulanger, il permet aux hommes de s’attabler au même festin, malgré la maladie, malgré la mort. Ou plutôt : parce que la maladie, parce que la mort. Il instaure cette collectivité humaine dont nous avons tant besoin au moment où chacun se rue sur son petit sac de farine pour fabriquer seul son petit pain de larmes.

Alexandre Salcède 

[1] Baudelaire, « A une passante », Les Fleurs du Mal

[2] Saint-John Perse, « Discours de Stockholm », Œuvres complètes, Edition de la Pléiade, p. 444

[3] Philippe Jaccottet, « Sois tranquille, cela viendra », Poésie (1946 – 1967), Gallimard, 1977, p. 30

[4] Saint-John Perse, Ibid.

[5] René Char, « Chant du refus », Fureur et mystère, Gallimard, 1967, p. 48