L’essai Ultra-Graal de Bertrand Lacarelle a le mérite de nous faire redécouvrir la somme monumentale que constitue le Livre du Graal, et de proposer une réflexion sur l’éthique chevaleresque pour nos sociétés contemporaines. Mais ce pamphlet qui penche très à droite se présente aussi comme une charge simplificatrice contre la modernité.

Le Livre du Graal, cette monumentale fresque romanesque de cinq mille pages écrite entre le XIIème et le XIIIème siècle, et publiée sous le titre Lancelot-Graal dans la Pléiade, inaugure la littérature romanesque française. Cette épopée qui narre les aventures des chevaliers de la table ronde et leur quête du Vase Saint, n’en demeure pas moins aujourd’hui un « continent mystérieux » : nous lisons en effet bien plus naturellement les Mille et une nuits, L’Iliade et L’Odyssée, l’Enéide ou la Divine Comédie

Le livre du Graal : une « Cathégraal »

Bertrand Lacarelle se propose de réparer cette injustice en retraçant, dans son essai paru aux éditions Pierre Guillaume de Roux, les principales lignes narratives des neuf romans qui composent ce grand récit. L’auteur divise son essai selon les différentes parties d’une cathédrale : la description des trois premiers romans correspond au Portail (Joseph d’Arimathie, Merlin, Les premiers faits du roi Arthur), celle des trois romans suivants à la Nef (La Marche de Gaule, Galehaut, La première partie de la Quête de Lancelot), et celle des trois derniers au Chœur (Le seconde partie de la quête de Lancelot, La quête du Saint-Graal, La mort du roi Arthur). Cette architecture résume le projet de Bertrand Lacarelle : proposer au lecteur de rentrer dans le Livre du Graal comme dans un édifice sacré, d’ouvrir le livre du Vase Saint comme on ouvrirait « une troisième Bible, celle de l’esprit, après celle du Père (l’Ancien Testament) et celle du fils (le Nouveau) ».    

Au fil des 170 pages de cet essai, nous chevauchons ainsi en compagnie de Lancelot, de Perceval ou de Galaad, et suivons leurs aventures qui nous sont rapportées avec clarté par l’essayiste. Certaines réflexions stimulantes accompagnent par ailleurs le récit. Songeons notamment à la distinction entre la chevalerie terrestre de Lancelot et Gauvain, qui échouera dans la quête du Graal, et la chevalerie céleste, celle de Perceval, Galaad et Bohort, qui l’achèvera. En s’appuyant sur Jean Marx et Philippe Walter, Bertrand Lacarelle pointe par ailleurs avec intelligence les relations ambigües entre l’Eglise et la quête du Graal. Si le Livre du Graal pose bien la question de la foi dans la vie, pour autant « jamais l’Eglise ne fit sienne l’aventure du Graal. Elle semble avoir senti que quelque chose demeurait là d’antérieur, de primitif, de mystérieux » (Jean Marx)

Enfin, le mérite de cet essai est de proposer une actualisation de la figure du chevalier : est-il possible de ressusciter, aujourd’hui, les valeurs de la chevalerie, dans une société laïque et consumériste ?  Si la question semble intéressante, les réponses apportées par l’auteur posent problème

Bertrand Lacarelle définit le chevalier, à partir du roman Joseph d’Arimathie, par son usage de l’épée (par opposition au barbare qui utilise la hache) et par sa « vertu de la bravoure » : celui-ci cherche, à travers ses aventures, « le prestige gagné par les armes, et l’honneur par les valeurs défendues ». Cette définition assez lâche autorise l’essayiste à user du terme pour qualifier un ensemble hétéroclite de personnalités contemporaines allant de Georges Bernanos à Jack Kerouac, en passant par Pierre Guillaume de Roux, Guy Debord ou Pierre Drieu la Rochelle. On se demande, d’abord, ce qui justifie l’emploi du qualificatif ici : en quoi la vie de Pierre Drieu la Rochelle, antisémite, converti au fascisme avant la Seconde Guerre Mondiale, puis collaborateur et directeur de la NRF sous l’occupation témoigne-t-elle, par exemple, de la « vertu de la bravoure » et de « l’honneur par les valeurs défendues » ? 

Le Moyen-Âge contre le monde moderne

Le projet de l’essayiste se dévoile alors : confronter, sur un mode volontairement manichéen, l’imagerie sacrée du Livre du Graal, à une autre imagerie, celle d’un monde moderne consumériste et désacralisé. 

Si Bertrand Lacarelle ne répond pas à la question, le lecteur discerne rapidement le trait d’union entre cesdifférentes figures : leur opposition à la société moderne, ou tout au moins à ce que l’essayiste définit comme tel, à savoir un ensemble vague et chaotique qui mêle désastre écologique, divertissement à outrance et misère spirituelle. Ultra-Graal est un essai en miroir : chaque scène de la quête du Graal, chaque aspect de la civilisation médiévale éclaire un pan de notre société, en montre les ravages. Mais plutôt que de progresser par une argumentation construite, Bertrand Lacarelle avance par images antithétiques. Le projet de l’essayiste se dévoile alors : confronter, sur un mode volontairement manichéen, l’imagerie sacrée du Livre du Graal, et peut-être même de la société médiévale tout entière, à une autre imagerie, celle d’un monde moderne consumériste et désacralisé. 

Ainsi, aux villages défigurés par les stades de football, pleins de « jeunes Lancelot » qui portent des prénoms de série américaine, Bertrand Lacarelle oppose le parvis de la cathédrale médiévale, « lieu de partage, forum du peuple, caisse de résonnance et cœur de la nation » ; à « l’homme moderne esclave(s) d’un divertissement sans fin (…)», Lacarelle préfère  la figure de l’homme médiéval « d’un bloc, mais d’un bloc sculpté de valeurs fondamentales » ; et si les féministes d’aujourd’hui « préfèrent se laisser contempler comme des reines », la femme médiévale, elle, « dame » ou « fée », « connait la vie de l’intérieur, le temps des semailles et le temps des moissons ». En un mot, et pour reprendre l’une des nombreuses formules lapidaires et définitives de cet essai, « La France moche dévore lentement la France magique ». 

On peut supposer que le recours à l’image et à l’analogie est une manière pour l’auteur de rendre hommage au Livre du Graal, d’actualiser l’épopée médiévale en proposant une critique métaphorique de notre société sous forme de tableau, ou de récit ; on peut avancer, également, que la caricature est un des traits distinctifs du pamphlet, qui confère d’ailleurs ici une certaine vigueur à l’écriture. On ne manquera pas non plus de saluer la cohérence de l’auteur qui affirme préférer la simplicité, l’innocence et le didactisme des grands récits d’édification médiévaux à la sophistication de la littérature moderne – didactisme et simplicité qu’il reproduit dans son propos. 

Mais on regrettera surtout, dans cet essai qui multiplie les hyperboles agressives, les antithèses réductrices et les comparaisons outrancières, l’absence de sens de la nuance. En témoigne le recours répété aux jugements définitifs exprimés en formules aphoristiques et lapidaires. Exemples : « il semblerait que nous ne soyons plus en mesure d’achever nos quêtes » ; « l’innocence est perdue en France depuis le XIIIème siècle » ; « la spiritualité semble quitter le monde » ; « les mauvaises coutumes ont envahi le monde, mes frères, celles du néo-libéralisme, qui attendent un chevalier justicier pour être détruites ». Si ces formules à l’emporte-pièce dynamisent l’écriture, elles permettent aussi à l’auteur de ne pas s’embarrasser de certaines subtilités dont on regrette souvent l’absence.

Du terreaurisme à la guerre civile

Lacarelle  fait du chevalier le porte-étendard d’une guerre civile à mener contre le néo-libéralisme et la société de consommation

Au milieu de cette intarissable lamentation qui brasse tous les poncifs du discours réactionnaire, l’auteur revient avec intelligence sur la figure de Lucien Rivière, l’auteur des Notes pour un manifeste terreauriste, qui a redonné vie à un hameau du Périgord et proposé un modèle de culture des terres et d’organisation du travail paysan visant à ne plus dépendre de la société. Le « terroirisme », ou « terreaurisme », selon l’auteur, serait une « action de vie poétique et agricole, tournée vers l’écologie intégrale ». Le récit de la vie de Lucien Rivière, ce « Merlin insaisissable et protéiforme », permet à Bertrand Lacarelle d’esquisser une première voie d’opposition au monde moderne : un retour profond à la nature, bien éloignée des métropoles, ces « emballages sous vides qui maintiennent les cadavres propre à la consommation » ; un retour à la « vieille forêt de France », lieu de toutes les aventures, siège du merveilleux comme de la foi.  

Une seconde voie d’opposition se dessine en filigrane tout au long de l’essai : le retour à une société d’ordre. Bertrand Lacarelle ne cache pas sa nostalgie pour la royauté médiévale, cette fille aînée de l’Eglise : « Aussi préférerions-nous parler du Royaume de France plutôt que de la république française (…) Un Royaume qui appartient à la France, qui fait la France, et non la France réduite à une déclinaison de l’idée républicaine ». 

Une reconquête de la nation est finalement prônée par l’auteur, qui fait du chevalier le porte-étendard d’une guerre civile à mener contre le néo-libéralisme et la société de consommation : « Tous les territoires sont à reconquérir. C’est ce que fit Merlin pour Arthur. Sinon, l’errance nouvelle est impossible, l’errance dans les forêts-cathédrales, et la quête du Graal ne recommencera jamais. Il faut être chez soi pour conquérir les terres intérieures. » ; « La nation attaquée dans son essence ne sera pas sauvée par les mots mais par le silence. Le silence éloquent de l’âme forte, le salut par les grands gestes. Paroles qui volent et épées qui tranchent. Nouveaux anonymes qui seront chantés par les dames et les trouvères. Et s’il faut écrire, que cela soit dans le secret des armes et des corps ».  

Nous ne nous étendrons pas sur la portée politique de ces dernières lignes, sinon pour dire qu’elle nous semble dangereuse et inappropriée. Nous souhaitons simplement indiquer à nos lecteurs qu’il existe une autre éthique chevaleresque possible, aux antipodes de celle proposée par Bertrand Lacarelle. Dans son ouvrage Shambhala, La voie sacré du guerrier, le maître bouddhiste Chögyam Trungpa propose une voie chevaleresque laïque d’une haute exigence, praticable par tous, et fondée sur la non-violence et la dignité. La pratique de la méditation, considérée comme un exercice d’attention au réel et de rencontre profonde et bienveillante avec soi-même se trouve au cœur de cette éthique : « Par art du guerrier, nous n’entendons pas le fait de faire la guerre à autrui. L’agression est la source de nos problèmes et non pas la solution ». Aux « épées qui tranchent » de Bertrand Lacarelle, et à la reconquête prônée par Ultra-Graal, Chögyam Trungpa oppose dans La voie sacrée du guerrier une éthique de l’héroïsme quotidien, de la bienveillance envers soi-même et de la compassion pour autrui ; une éthique qui nous semble de loin préférable à celle du chevalier d’Ultra-Graal. 

LACARELLE Bertrand, Ultra-Graal, Paris, Pierre Guillaume de Roux, octobre 2020

TRUNGPA Chögyam, ShambhalaLa voie sacrée du guerrier, Paris, Point Sagesses, 2014