Entièrement délocalisée en ligne, la 43ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se tient du 12 au 21 mars. L’occasion pour Zone Critique de tenir un petit journal des compétitions françaises et internationales, et avec les films présentés, de prendre le pouls du monde et de ses habitants. Au programme du jour (ou plus exactement, de la veille) : un musée impossible, une jeunesse allemande et l’évanouissement du monde. 

  • Foedorade Judith Abensour (2021, France)

« Au centre de Foedora, métropole de pierre grise, il y a un palais de métal avec une boule de verre dans chaque salle.
Si l’on regarde dans ces boules, on y voit chaque fois une ville bleue qui est la maquette d’une autre Foedora.
Ce sont les formes que la ville aurait pu prendre si, pour une raison ou une autre, elle n’était devenue telle qu’aujourd’hui nous la voyons. »

Italo Calvino

Il est des utopies dérivant non de l’absence d’espace, mais de l’avoir lieu d’un manque. Car certains territoires se font utopie non de n’avoir pas lieu, mais de se soutenir sur un sol sans archive. Il en va, par exemple, de ces sols dont l’archéologie a été raturée par le vainqueur et qui ne se comblent jamais que du vide. Mais le vide, s’il exprime l’écho d’une mémoire manquée, est, en même temps, l’éventualité d’un avenir. Et c’est le cas du Musée Palestinien, à sept kilomètres de Ramallah, mis en scène par Judith Abensour dans son documentaire Foedora.

Le Musée, inauguré vide en 2016, aurait dû, pour sa première exposition, ne rien accueillir, ne rien exposer. Les visiteurs auraient tôt fait de découvrir que, si l’on n’y voit rien, c’est alors plutôt eux-mêmes qui s’exposent à eux-mêmes. Eux, les palestiniens. De ce vide, aurait dû naître un petit plein populaire, limon horizontal, où chacun serait venu déposer, par couches successives, l’artefact de son choix ; recréant en cela un sol où creuser son archive. De ce lieu, le vide aurait fait naître une multitude de liens vernaculaires. Et le Musée se serait dressé contre ce qui est là ; non comme gardien des morts, mais comme promesse aux vivants. Cependant l’exposition vide fut annulée et – comme dit le poète – rien n’aura eu lieu, pendant quelques mois, que le lieu. C’est de ce non-lieu que Judith Abensour part : de l’inauguration sans événement du Musée, de son exposition sur le manque, elle-même manquante, jusqu’à sa première « véritable » exposition (sur la ville de Jérusalem). Elle documente le laps d’espace et de temps qui va de l’une à l’autre. Et c’est en ce sens que le Musée palestinien invoque celui de la ville invisible de Calvino : Foedora. Ne pouvant mettre au jour son passé – un passé ventilé en cryptomnésie peu palpable – le Musée palestinien enveloppe les virtualités de son devenir : le conflit des possibles à l’état naissant. Il ne montre pas ce qui a été, car ce qui a été revient comme butin au vainqueur ; il montre ce qui aurait pu être, comme Foedora et ses maquettes contenues dans leurs orbes.

J’aime ce documentaire. J’aime voir la mise en place d’une exposition ; le béton couler pour quelque chose de si peu tangible, la mémoire. J’aime voir comment se manipule le temps sous forme de gros chiffres en métal rouge : 1948, 1967. J’aime comment nous sommes capables de fossiliser l’infime et d’asseoir la chronologie dans les choses. Et j’aime, enfin, que le cinéma documentaire puisse, au côté des choses solides, se faire le cénotaphe vivant d’un vide inspirant. « Une sorte d’appel des fantômes »[1].

[1]https://blogs.mediapart.fr/cinema-du-reel/blog/160321/entretien-avec-judith-abensour-realisatrice-de-foedora

Blaise Marchandeau

Rediffusion du film : aujourd’hui à 13h à cette adresse

  • FREIZEIT or : the opposite of doing nothing de Caroline Pitzen (2021, Allemagne)

On est très sérieux quand on a dix-sept ans. C’est l’été, le temps s’étire, les rayons du soleil dardent sur les parcs désœuvrés, les nombreux chantiers qui défigurent Berlin sont à l’arrêt. Ils sont cinq, trois filles et deux garçons, et la vigueur de leurs idéaux n’a d’égale que celle de leur jeunesse. Dans ce quartier autrefois populaire où leur avenir se dessine en pointillés, à cause de la gentrification galopante, leur activité incessante, leur refus du laisser-aller et de la paresse estivale sont leur résistance. Ils entreprennent, par la parole, un état du monde moderne : capitalisme, lutte des classes, éducation, sexisme et racisme, chaque ramification du système est explorée, avec ce mélange de révolte et d’étonnement – si je le vois moi, comment les autres ne le voient pas ? À la lumière des smartphones, on se lit des textes des luttes fondatrices, manière de montrer leur permanente vitalité et de réclamer leur héritage : Marx ou Engels bien sûr, mais aussi Tucholsky.

L’odeur persistance et enivrante de l’été ne cesse de revenir, laissant un temps la fiction politique dériver légèrement vers le teen movie, son imaginaire des baignades, de la transgression et des cigarettes roulées, rapidement refoulé comme une pulsion mauvaise. Car fiction il y a bien, l’organisation et la limpidité du film le laissent deviner, le générique viendra le confirmer, chaque adolescent ayant pris un alias, jouant donc un rôle, une projection narrative de sa persona sociale. Ce qui interroge donc sur l’objet cinématographique qu’est FREIZEIT: the opposite of doing nothing – sa mise en scène étriquée et centripète, complètement focalisée sur la parole de ces cinq adolescents, laissant toute forme de réel hors-champ. Rien ne viendra troubler le langage, aucune hésitation, aucun doute. Au lieu d’une pensée en mouvement, et donc en construction, on assiste à sa récitation appliquée, jamais perturbée par le jeu, la contradiction, par une altérité ou par une incompréhension. Et une fiction sans friction, peu importe au fond son intérêt social, peu importe la profondeur ou la pertinence du discours qui s’y déploie, c’est tout à fait inopérant : il n’y a rien à subvertir.

Corentin Destefanis Dupin

Rediffusion du film : aujourd’hui à 16h30 à cette adresse

  • Courts métrages #4 : Flowers Blooming In Our Throats de Eva Giolo (2020, Italie), Figure Minus Fact de Mary Helena Clark (2020, États-Unis), End of the Season de Jason Evans (2020, États-Unis) et Sol de Campinas de Jessica Sarah Rinland (2021, Brésil)

À les aborder séparément, les courts-métrages à l’honneur aujourd’hui n’auraient eu qu’une puissance d’évocation limitée, de par leur forme minoritaire, leur narration à l’essence radicalement conceptuelle, neuve, à contre-courant. Ils se jouent en opposition à nos habitudes de spectateur, à nos grilles de lecture toutes faites, à notre passive et captive attention sur laquelle compte le cinéma majoritaire pour imposer son récit. Mais bien que le désir de nous sortir de notre torpeur est salutaire, le réveil qui en découle peut être brutal et la sortie de lit confuse, boudeuse, embrumée de fatigue. Heureusement, par un travail de synthèse préalable de programmation de festival, grâce à l’invitation enjointe au spectateur à réfléchir et identifier les phénomènes de résonance au sein d’un corpus d’œuvres a priori hétérogène, le potentiel discursif de ces quatre œuvres se libère, s’exprime pleinement, crée les conditions propices à ce qu’un dialogue puisse véritablement advenir, à la fois entre les courts-métrages eux-mêmes donc, mais aussi entre ces films et le public. Une évidence qu’il n’est jamais inutile de rappeler, à l’heure où cela fait un an que les vertueuses courroies de transmission de la culture sont grippées.

C’est d’ailleurs un peu de notre monde qui s’est évanoui, de sa disparition et de sa survivance, dont il est question dans chacun de ces films, le motif commun qui tire un trait d’union entre eux. Cet interstice historique dans lequel nous nous situons actuellement est figuré ici précisément par l’effacement de la figure humaine. Elle est réduite ici pendant la quasi-entièreté de la projection à ses différents labeurs, ses différentes manières de meubler le temps, à son rapport tactile avec son environnement, créature sans face façonnant et appréhendant le monde en premier lieu à travers ses mains. Images sans visages, territoires évacuées de notre présence, rêveries et cauchemars d’un présent dans lequel notre existence serait en crise, questionnée, remise en jeu, rendue à sa contingence fondamentale.

Que reste-t-il alors, une fois que le monde s’est endormi ? Des gestes, quotidiens et anodins, dont le sens se brouille à mesure qu’on les répète, mais qui, à défaut de réconfort, nous rappellent au moins qu’on est toujours là, du côté des vivants. Des mains, qui continuent à faire émerger du néant et de l’oubli des mondes invisibles et disparus. Des images surtout, aussi étranges que sidérantes, d’un réel qui nous cantonne aux bords de cadre et qui anticipe déjà, fatalement, notre évaporation dans le hors-champ.

Axel Biglete

Rediffusion du programme : aujourd’hui à 20h à cette adresse