Dernière semaine sur la plateforme Arte+7 de cinq films parmi les plus beaux du cinéaste Aki Kaurismäki, inlassable conteur de la condition ouvrière, à l’humour dévastateur, à l’ivrognerie légendaire, et à l’humanité infinie.

À peu de choses près, on s’y croirait. Une mélodie nocturne et suave jouée au piano d’un bar qu’on devine aussi chic qu’accueillant, peuplé d’oiseaux de nuit solitaires, désœuvrés et mélomanes. Une voix, profonde et onctueuse, superbement américaine, vient ensuite se poser délicatement sur ces quelques notes lancées en l’air pour les amener définitivement au loin, par-delà les nuages mornes d’Helsinki. Le rêve ne peut prendre racine que dans l’ailleurs et chez Kaurismäki, il a souvent pris le visage radieux et conquérant de l’American way of life d’antan, celui-là même qui vendait chevelures gominés, rockabilly, téléviseurs télécommandés et promesses d’éternel plein emploi à la totalité du monde libre. Le Dubrovnik, le restaurant au glamour suranné où Ilona est maître d’hôtel, est une des dernières poches de résistance de l’âge d’or de l’utopie capitaliste. Désormais, l’heure est à la violente gueule de bois.

Le déclin de l’empire américain

Ilona et son mari Lauri perdent à quelques jours d’intervalle leur emploi. La propriétaire du Dubrovnik est une bonne personne, ça se voit, elle a simplement et tragiquement été prise au dépourvu quand la bise de la récession fut venue. Elle est plus anéantie pour ses employés que pour elle au fond, mais il est trop tard désormais. Cet havre de paix n’est plus, les banques ont tout pris. Lauri lui a eu plus de chance en quelque sorte, puisqu’il a eu droit de tirer au sort son destin. Et avec trois autres collègues, il a perdu. Mauvaise pioche. Conducteur de tram depuis des années, ce fier travailleur qui tirait sa dignité de son emploi refuse les allocations au chômage, qui n’existent que pour les fainéants et les bons-à-rien, ce qu’il n’est pas. En attendant, il ira boire, tous les soirs. Le début pour le couple d’une longue pente glissante vers les abysses.

Bien qu’à y regarder de plus près, les emmerdes commencent même un peu plus tôt. Un soir que Lauri raccompagne Ilona chez eux, il lui annonce qu’une heureuse surprise les attend à la maison. Une nouvelle télévision, qui finira d’être payée en 4 ans à peine ! C’est le cas pour virtuellement l’intégralité de leur domicile, le crédit à la consommation leur donne accès à un confort matériel aussi concret qu’en sursis permanent. Une imprudence financière qui leur coûtera très chère, mais qui ne leur est que partiellement imputable. Une promesse après tout leur a été faite, à eux comme à toute la classe ouvrière et moyenne de l’après-guerre, qu’après la croissance suivrait la croissance, que le bonheur était un droit aussi inaliénable que constitutionnel, et que la prospérité nous attendait tous là, juste là, au coin de la rue, puisque l’Empire ne devait jamais prendre fin.

Kaurismäki peut se montrer d’une redoutable cruauté envers ses personnages, mais il ne leur enlèvera jamais leur pudeur et leur dignité.

C’est prévisible, le retour à la réalité va se montrer extraordinairement brutal. D’autant que l’univers kaurismakien, s’il est d’une inégalable drôlerie et d’une tendresse infinie, construit son éthique sur le contraste saisissant et fertile que la comédie peut venir trouver auprès de la tragédie. Un plan du film synthétise parfaitement le tragicomique du cinéaste finlandais quand Lauri, apprenant qu’il est sourd d’une oreille et ne pourra donc plus jamais travailler, s’écroule droit comme un pic et tête la première au milieu des chaussures et des manteaux. L’image est bouleversante parce qu’elle crée juste assez d’espace entre le drame humain de la situation et l’absurdité burlesque de la chute pour que l’effet de sidération comique neutralise toute possibilité de lecture misérabiliste de la scène. Voilà un homme qui vient de tout perdre, mais qui préfèrera encore qu’on rit de son ridicule plutôt qu’on le pleure son triste sort. Kaurismäki peut se montrer d’une redoutable cruauté envers ses personnages, mais s’il y a une chose qu’il ne leur enlèvera jamais, c’est leur pudeur – et par conséquence leur dignité.

Inglourious Basterds

Dans ce monde d’après la crise, ce couple ouvrier, comme d’ailleurs la plupart de leurs anciens collègues, se confronte à une force suprahumaine aussi impénétrable que central, puisque l’un comme l’autre ne comprend strictement rien à la ronde de l’argent. Mais ne nous méprenons pas : Lauri comme Ilona ont une compréhension aigüe et instinctive de la nécessité, de la valeur de l’argent. Ce qui reste tout à fait obscur et ésotérique pour eux en revanche, c’est la raison pour laquelle tant de monde refuse de leur en donner ou essaie de leur extorquer le peu qu’il leur reste. De l’intermédiaire qui se fait payer une obscène commission pour donner l’accès aux offres d’emploi, au patron qui se sert dans la caisse comme de son portefeuille personnel mais se fâche lorsque Ilona ose demander de l’argent pour payer la livraison du lendemain, en passant par ce banquier déclinant une demande de prêt immobilier parce que le garant n’est rien de moins qu’un cordonnier minute ne comprenant rien à son métier, le rapport à l’argent est évidemment ici utilisé comme un savoureux ressort comique. Cependant, il dessine aussi une ligne de démarcation très nette entre non pas riches et pauvres, mais plutôt entre fourmis et cigales, entre filous et naïfs, entre les avares individualistes et rationnels et les camarades charitables et inconscients.

Ce que propose Kaurismäki, c’est une revanche historique, une réparation dans la postérité.

L’happy end viendra d’ailleurs de la générosité de la patronne du Dubrovnik, dont le retour dans le récit est un superbe Deus Ex Machina. Kaurismäki accorde à ses personnages rien de moins qu’un miracle financier, une intervention divine, un instant de répit que le réel n’aura jamais offert aux classes ouvrières européennes laminées par les crises des années 70 et 80. Ce qu’il propose, c’est une revanche historique, une réparation dans la postérité, modeste et dérisoire peut-être mais enfin, un film ou un restaurant fictif, c’est pas grand-chose mais déjà mieux que rien. Le déclin des coutumes, dont se lamente auprès d’Ilona un de ses collègues, est inéluctable. Le monde tel qu’ils le connaissaient disparaît sous leurs yeux et eux, pauvres petits Finlandais de rien du tout, qu’y peuvent-ils si ce n’est absolument rien ? Cette mort annoncée est peut-être une des explications derrière ce jeu neutre, distant, dénué d’affect des interprètes de Kaurismäki, aussi expressifs que des condamnés à mort errant dans une ville-fantôme en attendant impassiblement que leur heure vienne. Le rire enrobe la tragédie, mais ne voile nullement le regard lucide et pessimiste du cinéaste sur ces prolos dont il a tant chéri et magnifié les gueules cassés et les vies brisées.

Deux plans enfin, étranges et symétriques, viennent encadrer le drame du déclassement auquel Lauri et Ilona échappent de justesse. Le premier arrive peu après que Lauri parte de bon matin pour le travail. Ilona se retrouve seule dans l’appartement, fait un peu le ménage, et se met à regarder une photo encadrée, celle d’un jeune enfant. Pendant de longues secondes, la caméra ne fera rien d’autre qu’enregistrer la douleur d’un deuil impossible. On ne nous dira rien de plus sur ce fils mort, la dévastation et la souffrance d’Ilona enfouies désormais derrière la menace nouvelle et immédiate d’être tous deux sans emploi. Le deuxième se situe peu avant l’ouverture du Työ, le nouveau restaurant miraculeusement ouvert. La patronne est venue apporter son soutien à Ilona et lui donne un beau rideau blanc, en lui précisant que c’est la seule chose qui reste dorénavant du Dubrovnik. Et pendant de longues et belles secondes, la caméra ne fera rien d’autre qu’enregistrer une même peine, muette, partagée par ces deux femmes, causée par le deuil d’illusions perdues, des promesses non-tenues d’un vieux monde qui se meurt et d’un nouveau qui tarde à advenir.