(c) Christophe Raynaud de Lage

Mon arrivée dans la salle de spectacle des Secrets d’un Gainage Efficace fut quelque peu déroutante. Outre l’habitude vite perdue de la foule (même à demi-jauge), le contraste entre une scène en vrac, laissant voir une piteuse étagère sur roues, une table et des chaises qui pourraient être tirées d’une salle de classe, un porte-manteau sans élégance, un vieux micro sur pied et en fond du matériel divers que nulLE n’a pris la peine de recouvrir de la pudeur d’un rideau – le contraste, donc, entre cette scène de projet scolaire et les majestueuses arches en pierre de la grande salle du théâtre Paris-Villette est assez saisissant. Pour ainsi dire, le décor ne paie pas de mine. On en vient à se demander s’il est le résultat de la précarisation terrible du milieu culturel à l’œuvre depuis plus d’un an. Mais en un moment, sans même qu’on le comprenne, nous voilà entraînéEs dans l’univers tournoyant des Filles de Simone ; et la scène se remplit au rythme des éclats de rire.

Une comédie pédagogique

Un rire qui nous emporte, un rire auquel on ne s’attend pas.

Les Secrets d’un Gainage Efficace, c’est donc en premier lieu le rire. Un rire qui nous emporte, un rire auquel on ne s’attend pas – et qui va nous accompagner de bout en bout de l’heure et demie de spectacle. Un rire protéiforme : tantôt ému, tantôt grinçant, parfois complètement fou, et le plus souvent franc. Un rire d’autant plus puissant qu’il n’est pas sans conséquence. Car à travers lui, les Filles de Simone, dans la juste lignée de Beauvoir, tendent à nous faire découvrir nos corps et leur place dans la société.

Comme une université d’été féministe condensée et au rythme endiablé, on suit une présentation sur l’hymen visant à déconstruire une mythologie de la virginité, une visite guidée d’une vulve (magie du théâtre), on apprend l’histoire (étonnamment tardive) de la cellulite, participe à une fausse intervention de Mona Chollet sur son livre Beauté fatale, on fait une piqûre de rappel des bases fondamentalement sexistes de la psychanalyse, on re-découvre le clitoris dans son entièreté… Les scènes s’enchaînent mais ne se ressemblent pas. Et si l’humour est toujours bien présent, cela n’empêche pas les actrices d’aborder des thèmes extrêmement sérieux, voire tragiques – mais toujours sans pathos. Attendez-vous toutefois à des envolées politico-lyriques qui vous donneront le frisson !

(c) Christophe Raynaud de Lage

Corps de femmes : une cartographie des complexes

Le tableau qui nous est peint, c’est celui d’un monde à réinventer.

Les Secrets d’un Gainage Efficace s’inspire ouvertement de l’écriture par un collectif de femmes américaines du livre Notre corps, nous-mêmes, paru en 1977, traduit dans des dizaines de langues et dont l’histoire se poursuit encore aujourd’hui puisqu’une version réactualisée par un nouveau collectif, français cette fois, est parue l’an dernier. Cet ouvrage a pour vocation de livrer aux femmes (cisgenres, un impensé sur lequel nous reviendrons) les clés de compréhension de leur propre corps afin de leur permettre de s’émanciper des injonctions permanentes auxquelles elles sont soumises dans les sociétés patriarcales. Des poils aux odeurs génitales en passant par les nez trop grands, on nous invite à décortiquer les standards absurdes imposés aux corps des femmes : jamais comme il faut, prenant toujours trop de place dans un monde qui rechigne encore à leur en laisser dans l’espace public. Par l’expérience communautaire d’échange de témoignages, force est de constater qu’on trouve toujours motif à être complexée par son corps… et sa sexualité ! Toutefois, le propos des Filles de Simone ne porte pas une vision simpliste ou idéaliste, et elles nous montrent bien, par leur propre exemple, qu’il ne suffit pas d’être consciente des violences patriarcales faites aux corps des femmes pour s’en libérer. Le tableau qui nous est peint, c’est celui d’un monde à réinventer – et des combats à mener pour y parvenir.

Dans cette illustration très complète du difficile rapport des femmes à leur corps, je n’ai qu’un bémol à déplorer : un discours entièrement cis-centré, qui laisse complètement de côté l’expérience des personnes trans et non-binaires. Si on peut l’excuser plus facilement d’un livre de 1977, il me semble qu’il a aujourd’hui été produit suffisamment de contenu théorique et artistique sur la question pour pouvoir au moins évoquer le sujet. Une occasion manquée, alors que la pièce aborde le problème de ne pas se sentir soi dans son corps, ou encore de ne pas se retrouver dans le modèle « féminin » qui nous est présenté dans la famille, les médias ou les conversations entre collègues – ainsi que le thème de la diversité, hélas résumé à la question de la couleur de peau.

(c) Christophe Raynaud de Lage

Portrait tendre et honnête du milieu militant féministe

Les Secrets d’un Gainage Efficace, c’est enfin un portrait pertinent (bien qu’incomplet – mais on ne suit après tout que cinq actrices, toutes blanches, comme elles en font la remarque) des milieux militants féministes. En ayant moi-même fréquenté un certain nombre, j’ai retrouvé avec amusement certains traits à peine grossis de ces mouvements. L’équilibre est subtil : une pointe de caricature afin de les rendre apparents (et drôles), mais pas trop, afin de conserver la justesse du propos, et sa tendresse. Si critique il y a, c’est toujours sous la forme d’un double point de vue, sans trancher, en montrant plutôt la complexité des enjeux et la difficulté de se positionner sur certains sujets. Ce qui mène à des débats rapides entre personnages, souvent secondaires à l’action.

Porter leur militantisme à travers un art verbal, c’est peut-être pour elles, comme pour Wittig, faire de leurs mots une « usine de guerre ».

L’un de ces débats a tout particulièrement retenu mon attention, en ce qu’il me semble aussi pertinent en théâtre qu’en politique : il s’agit du soin tout particulier accordé aux termes employés. Pour trouver le bon mot, on s’écharpe donc parfois un peu, on perd du temps ; mais les Filles de Simone nous rappellent l’importance de ces batailles, ici tant artistiques que féministes. Porter leur militantisme à travers un art verbal, c’est peut-être pour elles, comme pour Wittig, faire de leurs mots une « usine de guerre ». Car, malgré un titre trompeur, si l’on apprend bien une chose dans cette pièce foisonnante, c’est à dé-gainer.

  • Les secrets d’un gainage efficace, création collective des Filles de Simone, bientôt sur vos scènes (on espère)