Pour sa dernière création au Théâtre des Quartiers d’Ivry (CDN du Val-de-Marne), le metteur en scène Pascal Kirsch et son équipe proposent une nouvelle adaptation du roman de science-fiction de l’auteur polonais Stanislas Lem, Solaris. Spectacle spatial et total, sorte de croisement entre 2001,Aldébaran, Huis clos et Le Horla, la pièce réussit à nous emporter dans un ailleurs lointain et profond à la fois. Discussion.

Noé Rozenblat – Alors, Solaris ? Dingue, hein ? Ce qui m’a scotchée c’est qu’entre la scéno et la musique, on avait tout le grandiose des films de SF hollywoodiens… Ce que je n’avais jamais vu au théâtre !

Jusqu’au bout, l’immense océan qu’est la planète Solaris résiste à toutes les tentatives d’interprétation.

Yannaï Plettener – Bah je suis à la fois d’accord et pas d’accord avec toi. D’une part, oui il y avait en effet quelque chose d’assez spectaculaire dans la scéno – cette scène recouverte de parpaings, ces formes ovoïdales flottant en l’air, ces néons créant à travers la fumée une lueur froide et spectrale. Ça évoque des décors à la Blade Runner, 2001 Odyssée de l’espace, ou plus récemment Premier Contact. Mais d’autre part, je trouve que la comparaison est un peu limitée car ce que j’ai trouvé vraiment super, c’est que ce sont à proprement parler des outils scéniques qui servent pleinement à créer cette atmosphère. On est pas du tout dans des effets spéciaux de cinéma, mais vraiment dans ce qu’il est possible de faire sur plateau, avec une intelligence plastique qui a un effet sur les corps des acteurs (la difficulté de se déplacer sur les parpaings donne vraiment l’impression d’être dans un ailleurs). Tous les effets scénographiques sont mis au service du récit : les personnages, des scientifiques au sein d’une station spatiale, sont confrontés à des présences étrangères et inquiétantes. Le jeu sur les lumières évanescentes et la pénombre, les silhouettes qu’on discerne à peine, les sons étouffés et les bribes de dialogues, tout ça travaille notre perception pour nous mettre dans un état analogue à celui des personnages. Et même la musique n’est pas enregistrée, mais créée et performée en direct, pendant la pièce, par un musicien caché (l’excellent Richard Comte). Elle est presque comme un personnage à part entière, car sa présence sonore participe de la narration. Mais elle ne vient pas souligner des actions – plutôt elle vient continuer à brouiller les frontières établies. C’est un thème qui revient beaucoup dans le récit et dans l’expérience des personnages : on perçoit, sans forcément comprendre. On est sensible à des formes dont la signification nous échappe, et finalement on est traversé intérieurement par ces formes à un niveau qui résiste à la raison et à la logique, un niveau infra ou supra-rationnel. Jusqu’au bout, l’immense océan qu’est la planète Solaris résiste à toutes les tentatives d’interprétation, à toutes les hypothèses scientifiques. Et ça fonctionne très bien au théâtre, dans ce décor spectaculaire au sein de la non moins impressionnante grande salle de la Manufacture des œillets à Ivry, avec les traces de son passé industriel.

Avec ce projet “futuristique”, on retrouve une très ancienne sensation de “magie du théâtre”…

N.R. – Bien entendu on est toujours dans le théâtre, mais justement : pour parvenir à de tels effets, il faut pouvoir mettre en œuvre une bonne dose d’ingéniosité ! Et c’est ça que j’ai adoré. Bien que tout soit devant nous depuis le début, bien que tout se produise sous nos yeux en temps réel, on est quand même surprisE et émerveilléE – un peu comme, j’imagine, les premièrEs spectateurices de Star Wars en 1977… ou celleux des théâtres antiques applaudissant un soudain deus ex machina ! En fait, paradoxalement, avec ce projet “futuristique” (qui rend parfaitement de l’ambiance dépaysante de la hard SF des années 1960) j’ai eu l’impression de retrouver une très ancienne sensation de “magie du théâtre” que m’ont inspirée mes premières expériences de spectatrice. Une sorte de sentiment enfantin, naïf, le même que celui que l’on ressent devant un numéro de prestidigitation. On prend plaisir à se laisser confondre, et en même temps nous trotte dans un coin de la tête la question : “Mais comment ça marche ?”

Y.P. – Oui la magie du théâtre est bien là ! Et finalement à mon sens c’est approprié, parce qu’on trouve dans la SF le fameux « sense of wonder » : ce sentiment d’étonnement et d’émerveillement transcendant face aux mystères de l’univers ou aux plus folles inventions scientifiques. C’est un vrai défi de savoir comment recréer le sense of wonder au théâtre, et en même temps le théâtre apparaît comme le lieu parfait, ce lieu du rêve, où tout est possible, et où le plateau et le corps des acteurs deviennent une surface de projection pour nos imaginaires. Avec Solaris je trouve que le pari est réussi. À mon sens, l’adaptation proposée réussit à trouver un équilibre entre le trop en dire et le pas assez. La conjonction de la scénographie, de la musique et de certains textes – descriptions de la planète-océan et de ses créations étranges – ouvre une faille où, en tant que public, on se projette comme dans un poème dont le sens n’est pas donné à l’avance. Et ça fonctionne super bien avec les interrogations métaphysiques qui traversent toute la pièce.

Solaris, en nous confrontant à une altérité radicale, n’est jamais qu’un prétexte pour nous renvoyer à nous-mêmes.

N.R. – Ah oui, ces interrogations métaphysiques, parlons-en. Je pense qu’on peut dire qu’il y en a pour tous les goûts : de la crise existentielle d’un astrophysicien en quête insoluble de sens, aux grandes réflexions sur l’humanité en tant qu’espèce dans tout son anthropocentrisme dévorant, en passant par l’échelle plus modeste de l’individu dans son rapport à soi, à ce qu’on se cache, à ce qui passe quand on ne le peut plus… Tous les personnages semblent un peu (voire totalement, à leurs heures) fous ; et pourtant leurs obsessions nous parlent. On ne comprend pas tout puisque les dialogues eux-mêmes sont soumis à cette tension entre ce que tu qualifiais de niveaux infra et supra-rationnel – ce qui participe du ressenti de cette folie. Mais on n’a pas besoin de tout saisir pour comprendre l’essentiel : que Solaris (la planète, comme la pièce), en nous confrontant à une altérité radicale, ne fait que nous prouver l’échec de toute tentative lévinassienne d’accéder à cet “au-delà” qu’est l’autre – car l’autre n’est jamais qu’un prétexte pour nous renvoyer à nous-même.

Y.P. – Oui, c’est très juste. C’est un des très beaux aspects du texte de Lem, et de cette adaptation – au demeurant très fidèle – que de faire coexister et d’articuler deux ordres de grandeurs opposés : le cosmique et l’intime. La présence de Solaris, dans toute son imperméabilité à la raison humaine, provoque chez les personnages des bouleversements personnels, dont les racines sont enfouies dans leur inconscient et leur passé individuels. La destinée de l’espèce humaine et les progrès de sa science sont le reflet en miroir d’enjeux internes. Ça donne d’ailleurs lieu à de très belles scènes où le drame le plus intime se retrouve au cœur de la tension narrative.

N.R. – Exactement ! En fait je trouve qu’on est toujours dans l’idée du déplacement, de l’éloignement le plus radical possible pour mieux revenir à ce qui nous est le plus proche, le plus intime. Ça se sent dans les dialogues, jusque dans le sentiment d’étrangeté qu’ils nous inspirent, alors même que le texte en soi n’a rien d’extraordinaire. Cela vient d’ailleurs d’une intention de Pascal Kirsch, qui dans un échange avec le public à la fin de la pièce nous a dit vouloir “faire du théâtre sans la colonne vertébrale d’une langue surpuissante”. C’est donc ailleurs que dans les mots que se joue l’essentiel de l’histoire ; logique, puisqu’ils témoignent d’un échec de la communication. Et on retrouve cette étrangeté dans tous les aspects de la pièce : tu parlais de la manière étonnante dont les acteurices se déplacent du fait qu’iels marchent sur des parpaings, par exemple, et c’est un des aspects qui créent le “décalage” recherché par la hard SF. Le théâtre lui-même n’est-il pas, comme la science-fiction, art du déplacement ? On nous éloigne de nous-mêmes (ou de la société telle qu’on la connaît) pour mieux nous accompagner dans une exploration de notre intériorité. Solaris, c’est d’abord un voyage introspectif.

La SF n’est pas un prétexte ici – elle est le vecteur même des enjeux de la pièce !

Y.P. – En effet on est déplacé et on ressort de la salle la tête pleine de questionnements vertigineux concernant à la fois l’espèce humaine dans son rapport à ce qui l’entoure, et nos propres traumatismes personnels. Il me semble que c’est le signe d’une grande œuvre. Et une œuvre pleinement de science-fiction ! La SF n’est pas un prétexte ici – elle est le vecteur même des enjeux de la pièce. L’imaginaire non-réaliste qu’elle déploie est vraiment ce qui permet à tout le contenu métaphysique et introspectif de prendre sa pleine dimension. C’est une réussite et on peut le dire : oui, c’est possible de faire de la SF au théâtre ! Si vous n’en êtes pas convaincus, et même si vous l’êtes, allez voir Solaris !

  • Solaris, de Stanislas Lem, mis en scène par Pascal Kirsch, au Théâtre des Quartiers d’Ivry jusqu’au 12 juin.
  • En tournée à Grenoble, du 1er au 3 juillet à la MC2

Noé Rozenblat & Yannaï Plettener