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Sa vie durant, Philippe Jaccottet n’a cessé de s’intéresser aux différents arts plastiques. Les éditions La Dogana et Le Bruit du temps ont rassemblé en un volume splendide les textes épars que l’écrivain vaudois a consacrés à des œuvres picturales, photographiques ou encore sculpturales. C’est à chaque fois le poète qui parle et cherche, non pas à épuiser son objet en bon critique, mais à restituer son expérience sensible avec modestie. 

Placé sous le signe d’un tableau de Gustave Courbet intitulé Bonjour Monsieur Courbet (1854), ce bel ensemble de textes écrits de 1956 à 2016 aurait pu revêtir l’autre nom que l’on donne à ce célèbre tableau, à savoir La Rencontre. Car rencontre il y a bien eu entre Philippe Jaccottet et ces artistes. Réels ou imaginaires, proches ou éloignés dans le temps, le poète vaudois converse toujours avec des amis, dans la proximité de leurs œuvres dont il prolonge l’énigme. Qu’il nous parle d’un peintre du Quattrocento comme Piero della Francesca, d’Alberto Giacometti ou du marionnettiste suisse Gilbert Koll, Jaccottet nous entretient sans cesse de sa perception et son émotion devant les œuvres plutôt que de leur technique ou de leur esthétique. Son propos n’est pas celui d’un spécialiste ou d’un analyste, mais d’un poète. Toutefois, on chercherait en vain « un commentaire lyrique » ou un « redoublement poétique » dans ces courtes notations dénuées de pathos. À l’unisson « d’un regard relativement désencombré », la prose de Jaccottet prend le parti de la transparence : l’œil est convié à pénétrer dans l’épaisseur du visible où s’élabore l’harmonie du monde. 

Amitié et simplicité : un portrait en creux

Sous la plume de Jaccottet, l’œuvre n’est jamais séparée de son auteur(e). Non qu’il faille voir dans la biographie de l’artiste les raisons de sa création, mais dans la mesure où cette dernière, pour être pleinement appréciée, se doit d’être réinscrite dans l’existence qui l’a vu naître. Ce n’est cependant pas le ton clinique du mémorialiste qu’emprunte Jaccottet qui, en ami fidèle, fait à chaque fois preuve d’une grande « chaleur humaine », signe d’une fraternité souterraine. Des artistes, il ne sera néanmoins relaté que « le strict nécessaire qui facilite l’accès à [leur] travail ». Quoique toujours effacé, le portrait du poète vaudois se dessine malgré tout en creux dans l’évocation de ces œuvres qui, semblables à une « toile[s] d’araignée des complicités, des amitiés profondes ou légères », manifestent une même conception de l’art et de la vie. 

Ainsi en va-t-il de Gérald Goy dont les pastels, qui « transfigure[nt] à longueur de temps le pauvre bout de jardin qu’il voit de sa fenêtre », nous ramènent aux Paysages avec figures absentes (1970) de Jaccottet et à « l’intensité de ce murmure » qui les parcourent. La Drôme, où le poète avait choisi de s’installer, y est sans doute pour quelque chose. De Charles Chinet à Gérard de Palézieux, bien des peintres évoqué(e)s « ont été, plus ou moins assidûment, des écoliers du paysage drômois » où règne encore une simplicité toute paysanne. Ces tableaux n’ignorent pas le passage du temps, ils réalisent « l’intégration patiente à la chose de sa propre usure ». Et c’est paradoxalement parce qu’ils portent témoignage de l’histoire et de sa profondeur qu’ils « rayonne[nt] et résiste[nt] au temps commedu minerai ». Ils sont devenus « la lumière de la durée » vers laquelle Jaccottet aime à se tourner. Le temps ancien, quoique toujours vivace, qu’ils dévoilent ne tient pas de l’archaïsme, mais de la tradition qu’incarne ce mode de vie modeste tourné vers la nature, que le poète avait adopté dans le petit village de Grignan et la région drômoise. Le même amour de ce lieu réunissait ces artistes et justifie pleinement la tendre affection que Jaccottet leur accorde.

Du reste, l’éloignement géographique et temporel ne change rien à l’affaire. Datant du XI-XIIe siècles et situé à Vérone, la porte de San Zeno ne saurait retenir le poète en raison des récits bibliques qu’elle avait jadis pour mission de raconter aux simples d’esprit. Ici aussi, « Le sentiment qui hante [Jaccottet], c’est bien celui d’un fond de vallée, source et origine » ; ce sont « des gestes extrêmement familiers, simples, naturels » qu’il désigne et décrit avec clarté et évidence. Et il faut bien plus que l’abstraction des sculptures d’Antoine Poncet pour empêcher Jaccottet de retrouver cette relation directe au monde. La volupté de leurs courbes est comme la mémoire « du corps de la femme et des dards du feu, des rondeurs de l’eau et du poids des pierres ». L’amicalité de ces textes ne détourne donc pas le poète des œuvres qu’il éclaire discrètement au moyen de ses propres préoccupations qui furent également celles des artistes pour lesquels il prit la plume. L’amitié s’allie ici à l’art et il faudrait dire de Jaccottet ce qu’il écrit au sujet de Jean-Claude Hesselbarth, un compagnon de la première heure : « Quelqu’un qui, d’ailleurs, a pour l’amitié au moins autant de disposition que pour l’art. » 

L’harmonie en partage 

La sympathie des textes de Philippe Jaccottet s’enracine aussi dans le rapport au monde harmonieux que les œuvres lui offrent. Si toutes font état du « tremblement des choses », cette précarité se double d’une « mise en ordre du monde », à l’instar des figures déséquilibrées d’Alberto Giacometti qui, « au seuil de la disparition », rayonnent sur le « fond de poussière et de cendres » depuis lequel elles jaillirent. Elles sont le « presque rien » d’une existence dressée contre le néant, à la recherche d’un équilibre et d’un souffle. Le tourment extrême de l’artiste italien, son « acharnement non par souci d’‘‘art’’, mais parce que, derrière, il y a la mort » instaure un ordre fragile et éphémère que Jaccottet fait sien. D’autres artistes font montre d’une plus grande sérénité dans leurs créations, sans pour autant que ne disparaisse complètement l’inquiétude qui les habite. 

Tel est le cas d’Anne-Marie Jaccottet, la compagne du poète, dont il évoque avec pudeur le travail réalisé « avec les frêles outils de l’art ». Ses aquarelles arborent « un souci de géométrie » qui impose sans violence une « architecture du monde » qui « vibre en sourdine, comme si les feuillages se chargeaient en essaims d’abeilles ou se couvraient pour elles d’un impondérable pollen. » Tout semble à la fois éternel et périssable dans les dessins d’Anne-Marie Jaccottet, plongés en définitive dans « le frémissement de la vie ». Le poète ne s’y trompe pas, lui, « le témoin plus ou moins patient, plus ou moins muet, plus ou moins attentif » qui a vu naître cette œuvre à laquelle il se lie par l’usage « d’un nous qui n’est certes pas ‘‘de majesté’’ » : « voilà plus de cinquante ans que nous travaillons côte à côte », écrit-il ainsi. Jaccottet ne cache pas son admiration à l’égard de l’entreprise d’Anne-Marie qui, « avec ce naturel absolu et cette absolue franchise qui la caractérisent aussi dans la vie », oriente le regard vers « la lumière du jour », « cette lumière qui est inoubliable ». 

Cette splendeur ordonnatrice et apaisante s’accompagne d’ailleurs parfaitement de l’énigme de l’œuvre à laquelle Jaccottet tient plus que tout. Cette dernière n’est pas à résoudre, mais à préserver en tant qu’elle incarne « le mystère des choses tel que nous le restituent en en rendant le goût, l’œil et la main du peintre resté tout entier au service du visible ». C’est pourquoi au cœur même de l’« obscurité sacrée » de la basilique de San Zeno, que les modernes ont cessé de percevoir, « brille aussi cependant la petite flamme qu’aucun souffle, si impétueux soit-il, n’a encore définitivement éteinte. » Jaccottet commente ainsi moins les œuvres, faute de posséder le lexique idoine, qu’il n’initie l’œil à percevoir leur « mesure ». C’est aussi bien la somptuosité rythmique des compositions de Piero della Francesca, « la magie de ces petits corps de métal, de bois et de soieries » que sont les marionnettes de Gilbert Koull, que les « champs de couleurs qui sonnent haut et fort » d’André du Besset. Il importe plus que tout de se rendre disponible à l’« accord [qui] se produit » dans tout geste artistique authentique, car lui seul est en mesure d’« exalter le regard et [de] guérir, un instant, le cœur »

La prose jaccottetienne n’a pas la sécheresse du critique d’art habituel, ni son érudition et sa rigueur. Son amicalité va néanmoins à l’essentiel des œuvres et des êtres.

La prose jaccottetienne n’a pas la sécheresse du critique d’art habituel, ni son érudition et sa rigueur. Son amicalité va néanmoins à l’essentiel des œuvres et des êtres. Elle convie à leur « feu sourd » qui ne relève pas du concept, mais de la sensibilité d’un regard qui « n’espèr[e] que le plaisir, l’émotion, l’illumination ». Cette expérience devrait se suffire à elle-même et Jaccottet rappelle plusieurs fois la tentation du silence qui fut la sienne. Mais, se « laiss[ant] guider par des images », sa parole ne recouvre jamais les œuvres : « Leur présence est [toujours] intense, leur mystère et leur calme, substantiels. » Tout juste Jaccottet « risque[-t-il] quelques approximations qui puissent aider le visiteur à voir et, avec un peu de chance, à mieux voir » les œuvres, à en devenir l’ami, en somme. 

Bibliographie :

Jaccottet, Philippe, Bonjour Monsieur Courbet. Artistes, amis, en vrac (1956-2008), Chêne-Bourg/Gouville-sur-Mer, La Dogana/Le Bruit du temps, 2021.