Nous donnons aujourd’hui à nos lecteurs quelques paragraphes d’un texte que Jacques-Begnine Bossuet écrivit en 1693 dans le but de défendre sa position contre les attaques croisées de Monsieur de Fielleux-Félon, médecin du dauphin, et de Madame de l’Aiguyon, sage-femme à la cour. On y apprendra sur quelle matière extrêmement grave portait la fameuse « querelle de l’Inquiétisme », si souvent citée, et si peu comprise en profondeur.

Il y avait assez longtemps que j’entendais dire à des personnes distinguées par leur piété et par leur prudence, que M. le professeur de Fielleux-Félon était favorable à la nouvelle politique de santé publique, et l’on m’en donnait des indices qui n’étaient pas méprisables. Inquiet pour lui, pour la science et pour les princes de France dont il était déjà le médecin, je le mettais souvent sur cette matière, et je tâchais de découvrir ses sentiments dans l’espérance de le ramener à la vérité, pour peu qu’il s’en écartât. À la fin Dieu me tira de cette inquiétude, et l’un parmi nos amis communs, homme d’un mérite distingué, lorsque j’y pensais le moins, me vint déclarer Mme Aiguyon et ses amis voulaient remettre à mon jugement sa doctrine et ses livres. Je n’acceptai pas sans réticence d’entrer dans des affaires où je ne suis pas conduit par une vocation manifeste ; mais bientôt je dus me rendre à l’évidence de la nécessité de ne pas laisser se répandre plus avant ces doctrines superbes d’aspect, nouvelles d’apparence, et inouïes de figure comme de fond, sans déclarer publiquement sur ces matières tout cela que Dieu, dont je demandais perpétuellement les lumières, voudrait m’inspirer. On me donna donc tous les livres de Mme Aiguyon, et les emportant dans mon diocèse où j’allais, je les lus avec attention. Mais qu’il me soit permis devant tout autre chose de faire ici l’abrégé des événements qui conduisirent les sectateurs eux-mêmes de l’Inquiétisme à me venir proposer cet examen, où je finis par me laisser entraîner de fort mauvais gré, seulement convaincu de ce que, même n’ayant que de faibles lumières dans l’objet dont il s’agit, celui-ci était trop grave et trop élevé pour que l’Église et la France souffrent de le voir ainsi ruiné par ceux-là même qui en ont la garde.

Lorsque M. le professeur de Fielleux-Félon fit paraître pour la première fois à la cour la doctrine de Mme Aiguyon, ce fut en la proposant non pas pour remède au mal qui tient le royaume tout entier dans ses ongles, mais plutôt comme le sûr moyen pour le roi d’en augmenter sa puissance sur les âmes, en profitant de ce que les corps sont affaiblis et menacés par la pestilence pulmonaire qui est chez nous. D’un mot, que veut l’Inquiétisme ? Quelle est la fin à quoi il aspire, et vers quoi il voudrait mener le roi, et toute la politique de l’État qui est celui de la nation première parmi toutes celles du monde, tant par son antiquité que par la constante grandeur de ces souverains, dont il faut admirer le cortège en toute la suite des temps ? D’un mot, l’Inquiétisme veut l’inquiétude de tous contre tous, les alarmes de chacun, les affres de tout un peuple. L’Inquiétisme est cette nouvelle médecine sans médecins, propagée parmi les courtisans et les ministres, et même, ô Seigneur ! semée jusque dans les âmes les plus proches de notre roi, jusque dans l’esprit même de Monsieur son frère, et de Madame, et de tant d’autres ! Que disent-ils, ces nouveaux experts, pour parler dans le style du temps ? Ils disent qu’il est bon pour qu’un peuple soit tenu, qu’il tremble ; et qu’il est bon pour le faire trembler que tous les moyens soient mis en œuvre, et que l’affolement et l’épouvantement soient élevés à la dignité d’outils politiques. Ils disent que la terreur est un sceptre digne d’un roi, et digne même du plus grand monarque que la terre porte, ô mon Dieu, et que vous mîtes de votre volonté sur le trône le plus haut de l’univers, où il n’a pas d’égal et non plus de semblable, où il est bien vrai qu’on le peut dire dominant tous les dominateurs du monde. Doctrine infâme et perfide ! Tous les ouvrages de Mme Aiguyon sont pleins de ces endroits où la malice se mêle à la fureur, mais où, aussi, les formules hardies paraissent propres à faire vaguer les ignorants et les crédules, qui croient que ses titres et son état lui assurent un accès perpétuel à toutes les demeures de l’infaillibilité. Ainsi je trouvai dans la Vie de cette dame que Dieu lui avait donné révélation de ce que désormais Sa parole serait dite aux hommes par la bouche d’un nouveau corps, non plus le Corps mystique qui est l’Église, mais le Corps médical qui est la Faculté, et qui à ce titre doit avoir tout pouvoir sur les corps de tous les hommes, dans le dessein de les conduire comme un seul vers le salut nouveau qui est la Santé. Et pour cela, quelle puissance ne veulent-ils pas octroyer à l’État ! Par tous côtés, ils le veulent augmenter, mais du côté surtout de la force et de la contrainte, ces deux dispositions qui sont formidables particulièrement aux sujets. Ils veulent ainsi qu’à toute heure l’on fasse publiquement paraître le nombre de morts, et le nombre même de ceux-là qui sont atteints du mal ; et si cependant on leur oppose qu’il ne fut jamais ainsi fait auparavant, et que tant de proclamations publiques ne servent de rien, sinon à l’affolement des populations, alors ils vous disent que toute la hardiesse de leur système tient dans ce qu’il est nouveau ; et leurs promesses superbes s’enflent jusqu’au ciel pour tâcher de faire voir aux ministres son efficace certaine et plus grande que toutes les autres dispositions que la tradition des antiques Facultés du royaume avait édifiées si sagement au cours des âges. Pouvais-je songer alors à aucune autre chose qu’à ces paroles de Jérémie : En vain vous multipliez les remèdes ; vous ne guérirez point de vos plaies ? Frappé d’une chose si étonnante, et frappé surtout de ce que M. le professeur de Fielleux-Félon lui puisse accorder tant d’attention, je lui fis mander qu’après avoir vu ces choses, et beaucoup d’autres aussi importantes, je n’avais d’autre choix que de rédiger bientôt à l’intention du roi un mémoire pour l’interdiction de la doctrine inquiétiste en tout le royaume de France.

Tout d’abord, je le dois dire ici, le docteur de Fielleux-Félon fit tout pour m’assurer de sa bonne foi, et protester hautement de sa volonté de mettre tout en œuvre pour que dans cette occasion nous puissions nous expliquer. Je lui fis savoir alors que je souhaitais de m’entretenir avec Mme Aiguyon, afin de tâcher à la faire revenir d’autant d’erreurs et d’errements, dont je lui fis voir combien il serait préjudicieux au royaume qu’ils se répandent sans frein à la cour, et que tous les ministres s’y trouvent demain engagés. Mais vitement je compris que ma peine était perdue, car ce que je redoutais, cela même était ce que Mme Aiguyon et le professeur de Fielleux-Félon espéraient, et vers quoi leurs cœurs étaient tournés. Aussi bien, ils aspiraient au triomphe de l’Inquiétisme partout et pour jamais. La modération que je désirais garder en tout, et qui seule me semblait digne de mon état, fut peut-être l’occasion d’un grand progrès de l’hérésie dans la cour, qui bientôt avait séduit des âmes de si haute lignée, et de condition si illustre que j’en veux taire ici les noms. Seigneur ! oui, ton pauvre serviteur, indigne ministre de ta parole, fut dans ce moment très coupable de faiblesse, et de lenteur, et de sottise pour tout dire. Je ne vis pas assez loin, et je n’agis pas avec assez de force. Je fus un trop long temps dans l’illusion des bonnes dispositions de Mme Aiguyon, et de M. le professeur de Fielleux-Félon, qui chaque jour me disait avec plus d’empressement son désir de ne faire rien dans cette affaire qui fût contraire à ce que lui dictait son respect pour moi, son ami ; et rien surtout qui fût contraire à ce que moi, son ami, j’aurai déterminer, avec l’aide de Notre Seigneur, comme étant conforme strictement à l’enseignement de notre Mère très Sainte, l’Église catholique. Je ramassais donc toutes choses que je crus utiles pour ouvrir les yeux à M. le docteur de Fielleux-Félon, que je croyais incapable de donner dans les chimères d’une telle prophétesse quand je les lui représenterais. Pour ma plus grande surprise, il n’en fut rien ; et dès lors M. le docteur de Fielleux-Félon entra avec moi dans une controverse sans fin, où il fit tout pour me tourner de mon but, et dans la vue de me faire renoncer à mon mémoire comminatoire, il s’enfla de papiers en toutes parts, et, fontaine d’encre, se jeta tout entier dans le dessein d’engloutir la ville et la cour sous les produits de sa plume. Ce furent des torrents de réfutations, qui toujours s’attachaient au particulier sans voir jamais les périls de l’ensemble, et où l’objet principal de mon examen se perdait chaque jour un peu plus. Je vis nettement alors que l’on m’avait trompé, et qu’il n’avait jamais été question, ni pour Mme Aiguyon, ni pour M. le docteur de Fielleux-Félon, de s’en remettre à mon discernement, et au jugement que je pourrais prononcer. Ce n’était pas pour l’examiner que l’on me voulait voir aller très avant dans la matière de l’Inquiétisme, mais tout d’abord pour m’entendre proclamer à la fin qu’il n’était pas une doctrine si pernicieuse qu’à première vue, et qu’il le fallait à tout le moins laisser prospérer, si l’on ne se pouvait résoudre même à l’encourager, et l’attiser en tous lieux. Ô Seigneur ! on avait voulu, dès l’abord, me faire le complice de cette sinistre fausse science, qui désormais prétendait au titre de Régente du royaume, au-dessus même du roi, dont les mouvements du cœur et de l’esprit, dans les matières du gouvernement, eussent dû être tous réglés par elle, et par ses funestes arrêts. Mais, dit le saint Job, je veux parler au Tout-Puissant, et je désire m’entretenir avec Dieu, en faisant voir auparavant que vous êtes des fabricateurs de mensonges, et des défenseurs d’une doctrine corrompue. Écoutez donc ce que j’ai à dire contre vous ; prêtez l’oreille au jugement que mes lèvres prononceront.

Car enfin, qu’est-ce autre chose qu’une doctrine funeste que celle qui voudrait soumettre jusqu’à la vie de la sainte Église de France, où je tremble de dire que la discipline s’est si fort relâchée qu’à présent partout l’on ne voit plus que bénitiers vides, et qu’à côté l’on ne voit plus que pleines vasques de ces liqueurs médicinales qui sont propres, nous dit-on, à faire enfuir les miasmes. Et ce n’est plus qu’un seul cri dans les bouches des chrétiens qui demeurent encore dans ces lieux où les temples sont effondrés jusqu’aux fondements : Aie pitié de moi, Éternel ! car je suis sans force ; Guéris-moi, Éternel ! car mes os sont tremblants. Quant d’autres, tout au contraire, se flattent jusque dans la demeure de Dieu, de mettre désormais avant Lui toutes les précautions non pour être protégés par lui, notre bouclier et notre roc, mais pour se protéger eux-mêmes, hautains d’ambitions qui voudraient tenir dans leurs propres mains leurs fortunes ! Car les chrétiens délicats qui ne connaissant pas la croix du Sauveur, qui est le grand mystère de son royaume, cherchent partout ce qui les flatte et ce qui les délecte, même dans le temple de Dieu, où ils voudraient faire entrer le culte d’eux-mêmes et peut-être même l’aller imposer jusque dessus l’autel. Siècle vainement subtil, où l’on veut pécher avec raison, où la faiblesse veut s’autoriser par des maximes, où tant d’âmes insensées cherchent leur repos dans le naufrage de la foi et ne font d’effort contre elles-mêmes que pour vaincre, au lieu de leurs passions, les remords de leur conscience ! Quel trouble ! Quel affreux spectacle se présente ici à mes yeux ! L’Église de France ébranlée jusqu’aux fondements, bientôt une guerre civile, les âmes effondrées dans la terreur d’un invisible matériel, et n’ayant plus crainte de l’Invisible divin ; les remèdes de l’État qui ne servent de rien contre le mal, et de beaucoup contre la concorde dans la société, et font de chacun l’ennemi inquiet de tous les autres ; les périls de la vie du corps si soudainement enflés d’eux-mêmes et de superbes, qu’ils se font paraître en tous lieux comme les seuls redoutables ; et toutes les âmes tant énervées qu’elles n’ont plus même le souvenir de leur provenance ni de leur destination. Quel est cet aveuglement dans une âme chrétienne, et qui le pourrait comprendre ? d’être incapable de manquer à la santé de son néant, et de ne craindre pas de manquer à la sainteté du Seigneur ? Comme si le culte de Dieu ne tenait plus aucun rang parmi les devoirs ! Et, mon Dieu, ce sont telles fureurs impies, que l’Inquiétisme voudrait hisser à la dignité d’une sagesse ; et qu’elles deviennent pour notre monarque la règle d’après quoi il lui faudrait gouverner la plus antique nation chrétienne du monde ! Tenir pour l’éternité la France dans les traverses et l’épouvante de ces périls matériels, pour mieux l’empêcher de ramener dans sa mémoire l’image sainte de sa vocation spirituelle, exquise entre toutes, et formidable dans tous les temps aux infidèles : voilà ce que veut l’Inquiétisme, et voilà ce que l’on me voudrait voir ne pas improuver hautement, et toujours, et dans tous ses effets !

Mais comment pourrais-je ne pas leur redire ces fortes paroles du prophète Osée : Dans l’excès de leur affliction ils se hâteront d’avoir recours à moi : Venez, diront-ils, retournons au Seigneur ; parce que c’est lui-même qui nous a faits captifs, et qui nous délivrera ; qui nous a blessés, et qui nous guérira. Oui ! retournons au Seigneur, et sans inutile licence, travaillons à bien prier pour demeurer dans la crainte filiale de Jésus-Christ, et nous garder toujours de la peur servile des puissances malicieuses qui donnent le branle dès longtemps à toutes les impiétés. Tout l’homme est d’aimer Dieu, et d’habituer son néant à la grâce qui lui fut donnée avec la vie, laquelle il lui faut employer toute à travailler à la gloire de son Sauveur. Toute la politique consiste à l’aider dans cette sainte vocation ; et il faut repousser avec dégoût au loin de soi tout cela qui n’y concourt point. Les semeurs d’inquiétude terrestre n’ont pas leur place au sein de l’État ; il les en faut chasser sans ménagement hors de la cour et de la ville, afin que la paix revienne enfin à l’intérieur du royaume, et que les puissants retrouvent enfin en eux-mêmes le souvenir de leur dignité, de leur rang et de leurs tâches sacrés, et qu’ils recommencent de conduire leurs sujets dans les chemins de la vertu. C’était le Seigneur qui parlait ainsi à Jérémie, et lui seul pouvait ainsi parler sans usurper de telles paroles que voudrait à présent mettre dans leurs bouches trop de ministres, et trop de hauts personnages du royaume : Je refermerai leurs plaies : je les guérirai ; je les ferai jouir de la paix qu’ils me demandent, et de la vérité de mes promesses. Les promesses de Dieu sont véritables, et la vérité seule de Jésus-Christ nous délivre.