Zone Critique revient aujourd’hui sur le dernier roman de Claire Legendre, Bermudes, dernière pièce de son triptyque multidisciplinaire, après le film Bermudes (Nord) et le spectacle Bermudes (dérive). En suivant les pas de Nicole Franzl, auteure autrichienne, la narratrice entreprend une quête de soi, de sa propre mélancolie.

En 2018, Claire Legendre réalisait son premier film, Bermudes (Nord), un documentaire dans lequel elle partait à la rencontre des habitants de l’île d’Anticosti, dans le golfe du Saint-Laurent, en les interrogeant – et en s’interrogeant elle-même – sur ce qui amène des femmes et des hommes à s’installer sur une terre peuplée de 200 âmes et de 150 000 chevreuils.  

Hervé Guibert, à la fin du Protocole compassionnel (Gallimard, 1991), annonçait commencer son premier film, liant ainsi sa pratique cinématographique (La Pudeur ou l’Impudeur) à celle de son écriture autofictionnelle. De la même manière, Claire Legendre, dont on sait l’admiration qu’elle voue à l’auteur de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (Gallimard, 1990), fait se dérouler la dernière partie de Bermudes, son nouveau roman,sur l’île où se déroule son film documentaire, inscrivant ce texte dans un triptyque de création multidisciplinaire entre écriture, cinéma et théâtre (Bermudes (dérive), spectacle créé par la compagnie Système Kangourou et présenté à La Chapelle, à Montréal, durant l’hiver 2021). Ainsi, à la fin de son roman, sa narratrice, au gré des hasards et des rencontres, se laisse porter et même « englaçonner » par les paysages qui lui font face. Passer sur les terres d’Anticosti, que l’on imagine hostiles et sauvages mais aussi à l’abri de l’agitation du monde, c’est caresser « le fantasme de ne jamais revenir », nous dit-elle, ou peut-être aussi – mais n’est-ce pas la même chose ? – « une façon de persévérer dans le romantisme ».

Passer sur les terres d’Anticosti, c’est caresser « le fantasme de ne jamais revenir »

De cette manière, on peut légitimement se demander si l’histoire de la narratrice n’est pas de celles qui pourraient la faire basculer du côté de ceux qui décident de naufrager volontairement ici ; s’il n’y a pas, en empruntant la voie d’une fiction parsemée d’autobiographèmes – une autofiction s’écrivant sur le mode d’un je/u de (fausses ?) pistes –, la tentative de reconstituer une trajectoire qui serait une dérive possible menant à l’île.

Naufrages mélancoliques

Ce roman est en fait l’histoire de différents naufrages, de chutes, de noyades, de fuites, d’esquives. L’amour, son absence, son manque, ses défaites, en est toujours l’origine. La narratrice s’en rend bien compte, elle qui quitte Romain et Prague. Ils avaient « toute la panoplie pour être des écrivains. Même la tristesse. » Leur amour s’y est noyé et a fini par chavirer. Elle part pour tout recommencer au Québec où elle doit, à la demande d’un éditeur, enquêter pour écrire la biographie de Nicole Franzl, auteure autrichienne ayant passé les dix dernières années de sa vie au Canada, avant de disparaître dans les eaux du Saint-Laurent. Arrivée à Montréal, elle fait la connaissance de Jacques Laforgue, séducteur, avocat et homme politique, dont Franza parle dans ses journaux intimes. Il l’aurait fait souffrir. La narratrice espère percer, grâce à lui, quelques-uns des secrets de l’écrivaine. Et marchant dans les pas de Franza, elle souffrira à son tour de lui.

Il y a ensuite « l’histoire de Zacharie Robinson », le chanteur rock dont la narratrice chantait les chansons avec son compagnon à Prague. « Il a l’air mélancolique » et « c’est un génie ». Comment résister ? Elle vivra avec lui une histoire impossible, faite d’espoirs et de déceptions, de même que Franza était tombée amoureuse d’un musicien de Chicago « qui venait parfois au Québec, parfois ne lui donnait pas de nouvelles ». Le roman se fait alors Fragments d’un discours amoureux, modulation sur le désir, l’attente, la douleur amoureuse : « Je lui donne rendez-vous au Laïka, un bar sur Saint-Laurent, à distance de marche. J’écris : à partir de 15 h 30 quand tu veux. C’est une phrase masochiste. Je m’en rends compte en arrivant essoufflée à 15 h 41 après avoir marché dans la neige une demi-heure. J’attends fébrilement jusqu’à 16 h15 et je pense à Roland Barthes. » 

L’histoire se répète, les histoires anciennes reviennent, flux et reflux, Romain, Jacques, Zacharie, les jeux sont faits, rien ne va plus. Pourtant, la narratrice le sait : « Le passé est un refuge bancal. Chaque fois que je me casse la figure, je me raccroche à l’échec précédent comme à un fétiche à la douceur éprouvée. »

Anticosti devient ainsi la métaphore d’un lieu refuge, loin de tout, où vivre ses blessures, ses fractures, ses césures : un lieu pour naufrager 

Que reste-t-il alors ? « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. / Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres […] / Je partirai ! Steamer balançant ta mâture, /Lève l’ancre pour une exotique nature (1) ! » Bermudes (Nord). Il reste à partir, à fuir, à s’échouer ailleurs où quelqu’un pourrait l’attendre. Mais, on le sait, il en va ainsi dans toute la littérature romantique du XIXe siècle, « peut-être qu’il n’y aura personne ». Anticosti devient ainsi la métaphore d’un lieu refuge, loin de tout, où vivre ses blessures, ses fractures, ses césures. Un lieu pour naufrager : « Moi ce que je dis beaucoup, c’est que c’est vrai qu’autour de l’île il y a plusieurs épaves puis naufrages, mais au niveau humain, y a beaucoup de naufragés aussi… »

« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé » écrivait Lamartine (2). Peut-être, quand beaucoup manquent, faut-il aller soi-même vers ce dépeuplement, peut-être faut-il désirer ce dénuement. Il reste la littérature, car « l’amour mort est une source intarissable de livres à écrire. La douleur peut en être réactivée à des degrés divers selon les circonstances : elle sera docile si le présent s’apaise, s’ouvre à l’espoir. Elle sera aiguë, aggravée, si l’on en rejoue les enjeux à mesure que le présent s’enlise. »  C’est la leçon de ce magnifique roman : il nous faut chacun trouver nos Bermudes pour essayer, enfin, de cohabiter « tranquillement avec sa mélancolie ».

Bibliographie :

Legendre, Claire, Bermudes, Grasset, 2021.

Arnaud Genon

Notes :

  1. Stéphane Mallarmé, « Brise marine », Vers et Prose, 1893.
  2. Alphonse de Lamartine, « L’Isolement », Méditations poétiques, 1820.