Fidèle à son dandysme cinéphile, Wes Anderson reconstitue avec tendresse et élégance un Paris à la fois fantasmé et esthétisé. The French Dispatch s’offre comme un hommage au cinéma français, à la création et aux grandes heures du journalisme littéraire. À travers une galerie de personnages beaux, vifs et attachants, le film mêle des vignettes où l’histoire rencontre l’anecdote. Maître d’orchestre de cette féerie, Wes Anderson construit, comme dans la chanson de Christophe, des marionnettes pleines d’un charme suranné – pour notre plus grand plaisir.

Tout un monde en miniature

On se gardera bien de tenter de résumer le nouveau long-métrage de Wes Anderson, mosaïque foisonnante de portraits et de saynètes. Disons simplement qu’on y croise une charmante bourgade française du nom d’Ennui-sur-Blasé traversée par un reporter en bicyclette ; un peintre incarcéré qui prend sa geôlière pour modèle de ses nus ; un jeune homme travaillant à un manifeste politique durant une révolte étudiante ; un commissaire de police parti à la recherche de son fils kidnappé. Tout cela nous est narré en suivant le fil des différentes rubriques du French Dispatch, journal tenu par Arthur Howitzer Jr., un reporter exigeant et atypique, rude dans les relectures d’articles, et interdisant les pleurs dans son bureau. L’idée de fonder cette « dépêche française » lui vint en rassemblant des carnets de voyage, et il s’entoura alors des meilleurs plumes journalistiques de son temps.

La subtilité du nouveau film de Wes Anderson réside en ce sens dans le redoublement du procédé narratif consistant à superposer la chronique journalistique – en voix off – avec la mise en scène de ce qui est raconté. Orchestrant ainsi la rencontre de la grande prose journalistique américaine et de la France des années 1950, c’est en creux un hommage sincère et nostalgique que le cinéaste rend aux plumes illustres ayant fait la renommée du New Yorker, et aux films de la Nouvelle Vague. L’émerveillement habite chaque plan, où détails érudits et coquetterie de mise en scène contribuent à faire de The French Dispatch un album d’images pour le plaisir des yeux et de l’esprit. L’immeuble que le serveur en livrée gravit plateau à la main, est calqué sur celui de Monsieur Hulot dans Mon Oncle de Tati, avec son enfilade d’escaliers. On ne fume pas des Gauloises mais des « Gaullistes », on distingue dans un kiosque à journaux une revue reprenant la couverture jaune des premiers Cahiers du Cinéma. Cela a un charme fou, et c’est tout un monde absent, presque défunt, que Wes Anderson reconstitue avec bonheur et finesse.

Un film au fil des pages

C’est ainsi en artiste peintre que Wes Anderson construit son film

The French Dispatch prend alors des allures de feuilleton, et les scène s’enchaînent comme on tourne les pages d’un journal, au fil des différentes rubriques. Tilda Swinton campe une conférencière détaillant l’histoire de ce peintre génial mais fou, interné en asile et produisant une série de toiles abstraites qu’il vend contre des cigarettes. C’est ainsi en artiste peintre que Wes Anderson construit son film dans lequel on circule comme dans une galerie d’art : l’image alterne la couleur et le noir & blanc, faisant ressortir de manière kaléidoscopique toutes les touches subtiles d’une époque ou d’un univers. Frances McDormand en pince pour un Timothée Chalamet en noir & blanc, ébouriffé et joueur d’échecs durant le soulèvement de Mai 68 ; puis la couleur apparaît autour d’un juke-box diffusant l’Aline de Christophe. Tournez la page, et la pellicule change de sujet. Mathieu Amalric en commissaire de police gastronome envoie son cuisinier sauver son fils des griffes de malfrats qu’on croirait tous droit sortis du Clan des Siciliens. Les costumes rappellent les films noirs de Melville, et la scène de fusillade entre les forces de l’ordre et les gangsters, chaque camp en ligne derrière des barricades, en devient presque poétique.

Devenir immortel, et puis mourir

L’image fourmille, l’ancien côtoie le nouveau, et c’est ainsi que The French Dispatch s’offre comme un hommage non seulement au journalisme mais aussi et surtout au cinéma en tant qu’art total. Ces multiples vignettes que déploie le film ne se limitent pas à la simple coquetterie d’un cinéaste maniaque et érudit, mais elles sont bien plutôt le témoignage de la force de la mise en scène, où chaque saynète possède sa cohérence propre. « Donnez l’impression que vous l’avez écrit comme ça exprès. », répète inlassablement Arthur Howitzer Jr. à ses reporters, comme pour les inciter à donner forme à ce qui peut, au premier regard, paraître informe. On devine que Wes Anderson a fait sienne cette phrase, en organisant à dessein un éclatement du récit en de multiples scènes de vie disparates, qui par-delà leurs différences constituent un ensemble nommé The French Dispatch. Dès lors, faisant se confondre sous le même nom le film et le journal, on comprend que le personnage d’Arthur Howitzer Jr. est le reflet du cinéaste : artisan démiurge et organisateur du foisonnement créatif qui se met en place sous nos yeux comme dans un théâtre réduit de l’existence.

Arthur Howitzer Jr. avait d’ailleurs prévu que son journal ne devait pas lui survivre. Prière de ne pas verser de larmes. Il comptait s’immortaliser par le journalisme, et puis mourir. La boucle est bouclée, et The French Dispatch se clôt comme il avait commencé. On garde en mémoire la kyrielle de personnages attachants et singuliers qui le peuple, tous incarnés par des vedettes dont certaines ne passent pas plus d’une minute à l’écran. Wes Anderson célèbre le cinéma dans ce film stupéfiant d’inventivité et de maîtrise. Bien sûr, The French Dispatch est un film abondant de subtilités à en donner le vertige, il faudrait le voir plusieurs fois pour en saisir les moindres détails. Comme le personnage du rédacteur en chef, Wes Anderson atteint sans doute l’immortalité. On lui souhaite simplement de ne jamais mourir – on risquerait de pleurer.

  • The French Dispatch, un film de Wes Anderson, avec Timothée Chalamet, Léa Seydoux, Bill Murray, actuellement en salles