C’est dans la partie la plus sombre du théâtre des Déchargeurs que Zone Critique s’arrête cette semaine. Matthieu Dessertine adapte la pièce Démons de Lars Norén et propose ainsi aux spectateurs-voyeurs de s’introduire dans l’enfer d’un petit appartement bourgeois gangréné par l’amour destructeur, l’amour qui blesse et qui tue.

Anéantissement de l’autre et anéantissement de soi

Sur l’air abyssal de l’orgue, le spectateur pénètre dans la salle comme dans un lieu sacré et inquiétant. Sur scène, les meubles sont disposés de façon à reproduire l’aspect d’un appartement bourgeois, minimaliste. Un canapé, une table basse, un réfrigérateur et un fauteuil à huit mille euros sur lequel personne ne s’assoit. Katarina, magistralement interprétée par Marion Lambert, est allongée sur le canapé et attend le retour de son mari, Frank. Un visage d’homme au sourire démoniaque fumant une cigarette avec un verre de vin à la main est projeté sur un écran blanc au fond de la scène. La voix intérieure de Katarina vient s’ajouter au son, de plus en plus glacial, de l’orgue : « Je t’ai sûrement aimé, Frank, mon Frank. […] Je vais t’infecter de toute la haine des morts, mon Frank chéri. ». Le théâtre se transforme déjà en cérémonie funéraire matérialisée en arrière plan par la mort de la mère du mari.

C’est parce qu’ils entretiennent une relation brutale que le gaz d’Eros pénètre les poumons.

Frank rentre à la maison et la tension va progressivement augmenter jusqu’à atteindre un point de non-retour possible. Tout est prétexte à la destruction de l’autre, tout doit conduire à la mort de l’autre. Frank et Katarina vivent ensemble, mais ils se détestent. Une haine profonde et viscérale qui semble incarner la fin de leurs neuf années de mariage. Pourtant, ils restent ensemble, condamnés à rester enfermés dans ce petit appartement qui a toutes les caractéristiques d’une prison, d’une prison cérébrale. Katarina fume beaucoup et retire les filtres de ses cigarettes. Elle donne l’impression de chercher à accélérer sa mort ; en vain. Quant à Frank, il se noie dans l’alcool pour les mêmes raisons. Le couple est incapable de s’adresser des mots doux. Lorsque Katarina demande à Frank s’il l’aime, ce dernier répond : « Oui, mais je ne te supporte pas, mais je ne peux pas vivre sans toi. ». Des mots qui reflètent  l’engrenage violent qui permet au couple de tenir : « Tant que je serai vache avec toi, tu resteras avec moi. Ça je le sais […] ça peut paraître cruel, mais maintenant je vais être cruelle. ». C’est parce qu’ils entretiennent une relation brutale — où Thanatos triomphe — que le gaz d’Eros pénètre les poumons. Tant qu’il y aura la volonté d’anéantir l’autre, le couple est condamné. Tant que l’autre restera en vie, il n’y a aucune échappatoire possible. C’est certainement pour cette raison qu’ils vont faire appel à leurs voisins, comme une dernière tentative pour trouver une issue, une dernière porte ouverte qui permettrait de fuir.

Les appartements miroirs 

Que les enfants soient présents ou absents, ils hantent les couples et les détruisent.

Un deuxième couple fait son apparition. Jenna arrive seule, car Tomas est retenu par les enfants. Aux premiers abords, le couple Jenna-Tomas semble radicalement différent du couple Katarina-Frank. Disons-le, ils incarnent le jeune couple — caricatural — parfait et soudé avec deux beaux enfants et dont les seules difficultés sont relatives aux tracas du quotidien. Alors que Katarina et Frank se déchirent, Jenna plaisante avec Tomas au téléphone et n’hésite pas à l’appeler par de petits surnoms. Seulement, l’arrivée d’un Tomas timide et réservé dans l’enfer de l’appartement du dessous va faire ressortir les blessures d’un couple qui ne se supporte plus : des plaies fermées qui n’attendaient qu’à être ouvertes. Le poison va progressivement s’imprégner dans les veines de l’autre couple, du couple qui — en apparence — semblait infaillible. Les démons sont multiples, car si chacun des protagonistes est un démon pour l’autre, ceux qui semblent avoir possédé chacun des personnages sont bien les enfants. Sarah et Wolfgang ont dévoré leurs parents et la plupart des cicatrices ouvertes sur scène les concernent. Jenna est constamment angoissée pour eux et trouve du réconfort dans les livres et les revues, Tomas ne sort plus et n’a plus le droit de regarder les films qu’il aime. Les seuls visages qu’il croise sont ceux des parents à l’école et celui de sa femme qu’il ne veut plus voir. Concernant Katarina et Frank, on apprend qu’ils n’ont jamais réussi à avoir d’enfant. Ils ont pourtant essayé les méthodes énoncées par Jenna, mais rien n’y fait. Que les enfants soient présents ou absents, ils hantent les couples et les détruisent.

Finalement, malgré leurs différences, les personnages se ressemblent et offrent aux spectateurs une confrontation impitoyable aux conséquences de l’amour, à l’intrusion de Thanatos dans le cercle familial. Ainsi, la discussion initiale sur la similitude des appartements prend tout son sens. Mis à part quelques différences liées à la clarté de la pièce ou à la disposition des meubles, les foyers sont identiques et, grâce à cette rencontre, sont disposés en miroir l’un par rapport à l’autre. Les personnages sont incapables de fuir ces appartements-prisons et vont tenter de trouver une issue en se mélangeant, en fusionnant. Un procédé dangereux qui ne peut conduire les couples qu’à plonger un peu plus dans la vague infernale qui emporte tout sur son passage et inflige des blessures indélébiles aux corps des victimes de l’amour destructeur.

Un théâtre organique : l’amour cannibale

La destruction de l’amour est marquée dans la chair.

La mise en scène de Matthieu Dessertine et le texte de Lars Norén se complètent par la place accordée au corps. Il s’agit indubitablement d’un théâtre organique où le langage des corps parle souvent bien plus que les mots. La destruction de l’amour est marquée dans la chair, elle pénètre tous les tissus comme une nécrose où la seule amputation paraît être la solution. Jenna sue beaucoup et s’inquiète, Katarina se blesse avec les morceaux de verre dans la salle de bain, Frank se fait battre à plusieurs reprises… Le corps se révèle comme une autre échappatoire possible. Si les mots ne suffisent plus à atteindre l’autre, alors il ne reste plus que la chair à anéantir. La violence passe par les mains comme on peut le constater avec Katarina qui, dès le début de la pièce, prie Frank de ne pas la frapper. Seulement, c’est elle qui, à plusieurs reprises, va se montrer violente physiquement. C’est elle qui va prendre une poêle avec la volonté de l’écraser sur la tête de Frank, c’est elle qui va étreindre brutalement son mari… Tous vont rencontrer des moments où l’acharnement des corps se présente comme la seule alternative. Il faut blesser l’autre, le dévorer. Le personnage de Tomas est celui qui s’avère être le plus atteint par le poison démoniaque tant il évolue au cours de la pièce. Au départ timoré et chétif, il finira par se montrer extrêmement violent et agressif. Il est l’incarnation de la figure qui se contient depuis trop longtemps. Une figure dévorée par les démons qui n’attendaient qu’un signal de sa part pour surgir et l’envahir.

Dans la mise en scène de Dessertine, le corps est malmené, sacrifié comme dans la scène finale des clous : « Toi, Frank, imagine que je prenne ce clou et que je t’écorche un peu la main. Imagine que je t’écorche. Imagine que je pique un peu plus pour faire mal. Maintenant imagine que je lève le marteau. Imagine que je prenne ta main et que je la pose contre le mur. Ah ! j’aime tes mains, j’aime tes mains. ». L’image du marteau et des clous n’est pas sans rappeler les Saints Clous utilisés lors de la crucifixion du Christ. Katarina et Frank sont des martyrs condamnés à vivre et à revivre les supplices de la passion. Frank est cloué au mur. Aucune échappatoire n’est possible, excepté peut-être la mort.

  • Démons d’après Lars Norén, mis en scène par Matthieu Dessertine, jusqu’au 27 novembre 2021 au théâtre des Déchargeurs, Paris