Lors du spectacle Démons, donné au Théâtre des Déchargeurs [lire notre article ici], Zone Critique s’était arrêté sur la mise en scène de Matthieu Dessertine réalisée à partir du texte de Lars Norén. Une interprétation puissante où le spectateur se retrouve confronté à l’intimité d’un couple au bord de l’agonie. Nous revenons aujourd’hui pour un entretien avec Matthieu Dessertine afin de mieux comprendre ses choix de mise en scène et son rapport au texte original.

Edouard Delelis – Bonjour Matthieu et merci et toi d’avoir accepté cette interview. Est-ce que tu peux nous parler un peu de ton rapport à la mise en scène ? Est-ce que c’est la première fois que tu mets en scène un texte de Lars Norén ?

Matthieu Dessertine – Bonjour et merci à toi. Oui, c’est la première fois. Je suis venu à la mise en scène en même temps que j’ai commencé à être acteur et j’ai écrit des pièces que j’ai mises en scène dans les différentes écoles de théâtre que j’ai fréquentées. Ensuite, j’ai créé un festival de théâtre il y a onze ans (Festival Pampa en Dordogne) où j’ai mis en scène beaucoup de spectacles. Démons est la première pièce que je mets en scène en intérieur. J’avais plutôt l’habitude de mettre en scène des pièces en plein air ce qui implique des conditions bien différentes. Norén est un auteur qui travaille beaucoup sur l’intime, sur le mystère, sur le secret et c’est vrai que jouer dans une salle permet de recréer l’intimité de l’appartement. Je me suis donc mis petit à petit à la mise en scène, en parallèle de mon travail d’acteur, et maintenant je revendique un peu le fait d’être le metteur en scène que j’aimerais rencontrer. Ce qui m’intéresse le plus est vraiment le jeu et la direction de l’acteur. Je ne cherche pas à provoquer ou à révolutionner le théâtre. Je veux que mes acteurs trouvent un système de jeu, un rapport au public, une forme d’écoute entre eux qui leur permettent d’être totalement libres sur scène, qu’ils aient ainsi l’impression d’entrer sur scène comme lors des répétitions.

ED – Pour revenir à Démons, quels ont été tes choix pour cette mise en scène et comment est-ce que tu as réussi à transmettre cette puissance émotive que j’ai, personnellement, ressentie en entrant (de part l’orgue et la vidéo projetée) et en sortant de la salle ?

En lisant, on croit être confronté à un texte pris sur le vif qui pourrait se rapprocher du documentaire.

MD – La pièce en soi, à la lecture, provoque ce genre d’émotion même si Lars Norén donne l’impression d’avoir créé un texte qui part dans tous les sens. En lisant, on croit être confronté à un texte pris sur le vif qui pourrait se rapprocher du documentaire. Il fait souvent penser à Depardon et notamment à ses travaux dans les hôpitaux psychiatriques. C’est comme si Lars Norén était entré dans une pièce et qu’il avait posé un magnétophone devant deux couples qui discutaient et qu’il a pris ça sur le vif. J’ai appris, durant les répétitions, que l’auteur voulait monter Qui a peur de Virginia Woolf d’Edouard Albee, qui est la version originale de Démons, mais dont il n’a pas eu les droits. C’est pour cette raison qu’il a décidé de créer sa propre version de la pièce d’Albee. C’est donc la réécriture d’une pièce originale. Norén a repris cette histoire et a écrit une trilogie sur la mort de la mère. J’ai personnellement ajouté la vidéo dont tu parles et le texte initial que j’ai écrit et qui n’est pas dans la pièce. J’avais très envie, et j’aimerais continuer ce travail-là, car je n’ai pas l’impression d’avoir été au bout, de sentir la présence de cette mère morte tout au long du déroulé de la pièce et qui traverserait les pensées des personnages. Lars Norén était protestant et j’ai lu qu’il y a cette idée, dans le protestantisme, que l’âme du défunt demeure dans le foyer pendant quarante jours et quarante nuits. Il y a donc l’énergie de cette personne morte qui s’imprègne chez les gens qui vivent dans cet endroit. J’ai le sentiment que dans cette pièce, le rôle de la mère est prédéterminant. Toutes les choses que se disent Frank et Katarina sont marquées par cette énergie de la mort, de la présence de la mère dont on ne comprend pas très bien les liens qui l’unissaient à Frank, même si on sent qu’ils entretenaient une relation passionnelle. On entre dans cette espèce de cube, cet appartement, comme dans le cercueil de la mère qui va infuser la pensée de Frank et de tous les autres personnages. J’aimerais vraiment poursuivre ce travail, aller plus loin concernant cette idée de la mort qui traverse les esprits.

ED – La mère morte de Frank est, en effet, omniprésente, mais il y a aussi la présence des enfants qui détruisent le couple Jenna-Thomas. Que peux-tu nous dire concernant l’opposition et le rapprochement des deux couples ?

MD – Il y a une opposition claire et franche entre les deux couples. Dans la pièce de Norén, ils ont

quasiment le même âge, mais dans la pièce originale, le couple Frank et Katarina sont un peu plus âgés. Dans cette version, il y a comme un parallélisme entre ce couple de gens très froids qui donnent l’impression de vivre sous une plaque de verre où le sentiment aurait disparu et le couple Jenna-Thomas qui vont servir de cobayes dans leur volonté de se prouver à nouveau leur amour. Le fait qu’ils aient deux enfants introduit l’organique, le charnel par rapport au glacial, à l’intemporel que représente le couple Katarina-Frank. Il y a, en effet, une confrontation entre ces deux personnes qui trainent tout ce qu’ils emmagasinent vers la mort et ces deux autres personnages qui ne sont pas nécessairement plus joyeux, qui ont une espèce d’avenir probable, quelque chose à inventer. Frank et Katarina, à l’inverse, sont dans un présent pur marqué par la déclaration perpétuelle de leur amour. Pour moi, Jenna et Tomas sont un prétexte. Dans la pièce, le frère de Frank est censé arriver, mais c’est parce qu’il ne vient pas qu’ils vont finalement inviter les voisins. Parce qu’ils cherchent perpétuellement à retrouver une façon de se dire comment ils s’aiment, Frank et Katarina vont, ce soir, procéder à une destruction méthodique du couple des voisins, mais hier c’était peut-être autre chose, c’était peut-être se jeter dans les escaliers comme ils le disent dans la pièce. Le monologue final de Katarina n’est pas un monologue de soumission, il fallait passer par là pour que ce soir elle puisse lui dire « Je t’aime », mais demain ce sera peut-être à lui de faire une grande déclaration… Pour moi, cette volonté de retrouver une manière de dire « je t’aime » existe depuis des millénaires et si un jour je peux reprendre Démons dans un autre théâtre avec plus de moyens, j’aimerais que le décor participe à ça, que le mur s’effrite, qu’on voit du sang comme la scène des blessures de Katarina… Il y a dans le texte de Norén des didascalies étranges avec des avions qui passent, des murs qui se fissurent, des bougies qui s’allument par milliers, choses que je n’ai pas pu traiter là, mais que j’aimerais reprendre plus tard.

ED – En parlant de cette scène finale et de la scénographie, pourquoi est-ce que tu as décidé d’introduire la caméra sur scène ?

J’ai le sentiment qu’au fur et à mesure du spectacle, le décor éclate. On arrive dans un monde onirique, dans la pensée de ces gens-là qui deviennent un peu fous.

MD – Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, ils sont normalement dans un immense appartement et on triche beaucoup dans la pièce, car dans le texte original, ils se déplacent et vont dans la chambre, dans la cuisine, dans la salle de bain… Je ne pouvais pas matérialiser toutes ces pièces donc il y a beaucoup de scènes que nous jouons dans le salon alors qu’elles sont censées se dérouler ailleurs. J’ai gardé cette espèce de cube noir, sans tableau au mur, avec juste un vieux canapé. En quelque sorte, j’ai pris le parti d’aller à l’inverse de ce qui était attendu. J’ai poursuivi dans cette idée d’un théâtre un peu pauvre avec une caméra pour la scène finale entre Frank et Jenna qui est censée se jouer dans la chambre. Cette pièce est découpée en sept scènes et on ne sait pas l’expliquer. Il n’y a aucune entrée et aucune sortie entre les scènes ce qui rend les coupures étonnantes. J’ai le sentiment qu’au fur et à mesure du spectacle, le décor éclate. On arrive dans un monde onirique, dans la pensée de ces gens-là qui deviennent un peu fous. On ne sait plus exactement où ils circulent, pourquoi ou quelles sont leurs motivations. Il y a des choses qu’on ne peut pas assumer en tant que spectateur, mais ce qui est fort chez Norén c’est qu’on s’identifie malgré tout à chacun de ses personnages. En tout cas, c’est mon cas. Il y a dans chaque partie du spectacle des occurrences qui me font penser à ma vie, des choses que je n’ai jamais osé faire ; ces gens-là osent. La caméra participe à l’éclatement du décor : sortir de cet appartement et arriver dans un espace qui pourrait être une sorte d’enfer. Je ne sais pas lequel, mais quelque chose qui n’est plus dans le domaine des vivants.

ED – Une dernière question, que j’aurais peut-être dû poser dès le début de l’entretien, mais qui me semble importante : pourquoi Démons ? Qu’est-ce qui t’a amené à mettre en scène ce texte spécifiquement ?

Ce qui m’attire chez lui c’est le mystère, l’impression que derrière chaque phrase, chaque mouvement de pensée, il y a quelque chose d’autre qu’il a voulu cacher.

MD – J’avais vraiment envie de travailler autour de cet auteur. Je l’ai rencontré quand j’étais étudiant au conservatoire et j’avais joué Acte qui est une pièce assez courte. Ce qui m’attire chez lui c’est le mystère, l’impression que derrière chaque phrase, chaque mouvement de pensée, il y a quelque chose d’autre qu’il a voulu cacher et qui est très différent des dramaturgies habituelles que je rencontre au théâtre où, globalement, on sait ce qu’ils veulent dire. Plus on s’approche de ce que les personnages veulent dire, plus il y aura d’émotion et plus le spectateur sera engagé. Chez Lars Norén, il y a quelque chose de beaucoup plus dingue. Ce type a passé beaucoup de temps à l’hôpital psychiatrique, il a reçu des électrochocs et ça l’a marqué à vie. J’ai d’ailleurs lu son journal et dans ce dernier on peut se rendre compte de certaines obsessions qu’il a et qui sont dans toutes ses pièces. Concernant l’obsession de la science, j’ai lu un passage du journal où il parle d’un des derniers rescapés d’Auschwitz qu’il a rencontrés et qui était un ami proche de Primo Levi. Il l’a interviewé et il y a un moment assez déchirant dans son journal où il raconte ce que lui a dit cet homme sur le moment où il a quitté Auschwitz. Il a marché sur les cendres des personnes qui avaient été brûlées avant lui et il a survécu à tout ça. Je suis convaincu que dans Démons, les cendres c’est ça. Il y a un rapport rêvé et impossible à comprendre sur une interprétation de la pièce en la lisant ou en la jouant, mais je suis sûr qu’il y a un rapport avec le nazisme. Il y a plein de petites choses dans les pièces de Norén où on se dit « Ah ! c’est ça, c’est son obsession ». Je traînais depuis longtemps Démons dans ma poche. Je l’avais travaillée avec mes élèves quand j’étais professeur de théâtre. J’aime beaucoup le théâtre de l’intime qui parle de l’enfer des couples, en sortant de ce qu’il y a de bourgeois là-dedans, et Lars Norén l’emmène à des endroits extraordinaires. Voilà les raisons.

ED – Merci. As-tu d’autres projets en ce moment ?

MD – Pour le moment, j’ai une pièce en tournée avec mon festival, La Vie de Galilée de Brecht, et j’ai d’autres projets qui, je l’espère, verront bientôt le jour.

Entretien réalisé en novembre 2021