Nietzsche, dans Par-delà bien et mal rappelle d’une rhétorique toute pascalienne combien : « Il est atroce de mourir de soif au milieu de la mer. Faut-il donc que vous saliez vos vérités au point qu’elles ne soient même plus bonnes à étancher la soif ? » Peut-être est-ce cela que creuse et expose l’artiste et écrivain Frank Smith dans son Syrie, l’invention de la guerre, paru aux éditons Lanskine.
Trêve cependant des aphorismes du Dieu qui monte au Dieu qui descend, du pari mort-né à l’épiphanie née-morte et c’est mourir de vivre en Syrie, d’y être chez soi et d’alors y périr, où le jeu de la guerre s’acharne à décharner qu’entreprend – d’une entreprise réussie – ce livre. Car encore s’’il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte, c’est qu’au cœur du paysage la gratuité de la violence nous déroute et terrasse le quadrillage du réel, abscisse désordonnée et désordre en abcès.
Cartographie du monde en temps de guerre. Carto-document, paysage de ce qu’on dévaste à perte de vue.
Dira le poète Il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse.
Croisement de la poésie et du document, sans fiction et suspendu à la puissance de son image brute, l’incroyable texte, deux temps comme autant de livres, de Franck Smith, parcourt le récit historique et le récit vécu de la guerre en Syrie. Il y a 10 ans. A partir de rapports officiels, de voix, de mots, là, ici, là-bas.
Comment le rappelle l’éditrice, ce « livre se concentre sur les événements qui ont eu lieu en Syrie pendant l’année 2013. Il est notamment fondé sur ‘Rapports de la commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne’ – soumis en application de la résolution 22/24 du Conseil des droits de l’homme des nations unies. »
Car c’est là que nous mène le texte, ce livre aussi improbable qu’incroyable, dans son écriture comme dans sa construction, qui dénoue et renoue, qui tisse au rythme de la violence qu’il semble rencontrer à mesure de la lecture /
« Ce sont des mots –
on dit –
ils n’ont plus aucune
signification
ils ne désignent rien
ne manifestent aucun
état moral
et ne signifient aucun
concept général – ils ont seulement un sens.
On a retiré des mots
à la vie –
dit-on –
et on a enlevé de la vie à la terre. »
Scission de la vie et du langage dans la violence abrutie et animale de la guerre, éclatement écœurant d’un réel encore loin, &
Dira le poèteLes sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant.
Précédé d’un précis&précieux avant-propos, « Dynamique du conflit syrien en 2013 », qui éclaire la situation géopolitique, F.S. précise, présente, avance avec la clarté du témoin, du passeur, pour dire comment le texte s’en saisit – de cette guerre – et ce qu’il en fait.
« Quels sont les voix les corps
qui passent
dans ces questions ?
C’est demandé. »
Ce qu’il en fait, c’est-à-dire où le texte érige un témoignage documentaire, d’un état historique et situé
/ valeur documentaire, dont on peut étoffer la compréhension depuis les travaux désormais connus de Marie-Jeanne Zenetti, avec ceci de singulier, dans le discours de Smith, qu’il construit mais surtout expose – violence de la double médiatisation, celle reçue, celle transmise – l’hétérogène d’une homogénéité de l’arbitraire : autrement dit – et le titre n’a rien d’anodin, qui signale « l’invention de la guerre », il montre ces modalités de violence de toutes parts, qui construisent la facticité de leur propre discours légitimant. D’un spectre des discours qui nous laisse exsangue par la force même du galop qui nous éclate au visage. /
« Au début de septembre
à un barrage situé entre la Ghouta orientale et l’aéroport international à Damas
trois bédouins sont abattus
à bout portant. »
& puis
« En février, à Damas,
des membres d’un groupe armé anti-gouvernemental enlèvent un homme sunnite
qu’ils prennent pour un agent alaouite.
Abreuvé d’insultes sectaires, l’homme est torturé
avant de réussir à faire comprendre à ses ravisseurs
qu’ils se méprenaient sur son identité.
Sa famille se verra contrainte
de payer une rançon pour sa libération. »
Dira le poète Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l’épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d’azur, des puits de feu. C’est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.
Que ces fables ne sont que le réel retourné comme un ongle, l’effroi arraché de l’œil que l’on écarquille face au sang qui inonde la bouche ; et le geste de l’écriture, qui conserve là sa poésie singulière et délicate, ici sa factualité neutre – d’une neutralité qui témoigne et expose encore avec une intelligence qui nous oblige –
« Quand tout chose
quand tout état de chose
tout corps
tout état de corps
ne s’ouvre plus ne peut plus
s’ouvrir au monde.
Comment se lever
quand il n’y a plus de lumière
pour conduire
les yeux les pas – on demande.
Rendez-moi donc un corps –
on dit –
Rendez-nous donc
nos corps. »
Car les civils
hommes
femmes
enfants
citoyens
ne sont pas
des sujets
émancipés – pas des, individus
pas des, êtres humains
les pions d’un territoire charnier
entassement encorps de la spéculation belliqueuse
« Les personnes déplacées à l’intérieur du pays
sont particulièrement vulnérables aux arrestations arbitraires
parce qu’ayant fui des zones touchées par le conflit
souvent sans pièces d’identité.
Les arrestations semblent souvenir tenir au fait qu’une personne est originaire
d’une région « indocile »
ou proche d’une personne recherchée ayant fait défection, par exemple. »
Par exemple. Au hasard de l’argument pour l’exemple, peut-être, mais tout est bon pour éclater dans la tête la chair, et laisser le paysage du silence.
Dira le poète Aux heures d’amertume je m’imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ?