Zone Critique poursuit aujourd’hui le portrait d’Yves Navarre par l’article de Frédéric Canovas dans le dossier des écritures de l’homosexualité masculine. Romancier emblématique des années 1970 et 1980, Yves Navarre n’était pas toujours en accord avec les milieux littéraires et les mouvements homosexuels de son époque. Au droit à la différence, l’écrivain a toujours préféré ce qu’il nommait le droit à l’indifférence, c’est-à-dire la possibilité pour deux personnes du même sexe de s’embrasser et de se tenir la main en public dans l’indifférence généralisée. Il refusait aussi le statut d’écrivain gay et se présentait plus volontiers comme écrivain et homosexuel. Retour sur un écrivain « écarté ».
Contre la syntaxe des normes
« Je ne veux pas de la syntaxe des normes » prévient Yves Navarre dans Biographie. Ce rejet du mot bien placé et de la phrase bien faite, soit d’un certain style propre à une tradition littéraire française, en faveur de ce que l’écrivain nomme « la syncope du style » – explique peut-être en partie pourquoi l’adolescent s’orienta assez vite vers la littérature étrangère. Celle-ci lui réserve en effet davantage de surprises et de liberté même si c’est d’abord sous la forme de traductions que l’adolescent aborde les œuvres de nouveaux auteurs : « Yves vient de lire Les Frères Karamazov, La Montagne magique. » L’apprentissage de la langue anglaise et la possibilité d’aborder des ouvrages dans le texte original lui ouvre de nouveaux horizons : « Il lit. Il découvre To the Lighthouse de Virginia Woolf, A Handful of Dust d’Evelyn Waugh et surtout les trois tomes de A Glastonbury Romance de John Cowper Powys, cadeau de Donovan le jour de leurs adieux. » Dans cette échappée vers la littérature anglo-saxonne, lue assez tôt dans le texte, et vers la littérature de langue allemande (abordée par des traductions, semble-t-il), ne faut-il pas voir un moyen de repousser les limites imposées par la tradition littéraire française ou bien les habitudes de lecture des jeunes Français à cette époque ainsi qu’une tentative de briser l’emprise et le carcan de la langue en se laissant inspirer par d’autres façons d’observer le monde, par des règles grammaticales moins contraignantes et des formes stylistiques inhabituelles ? « La littérature que j’aime, le roman que je prise n’est pas toujours français. Je veux dire par là que je suis surtout lecteur de Mann, Musil, Wolfe, Lowry » reconnaissait Navarre dans Biographie. Le goût prononcé de l’adolescent pour la poésie moderne, assez original à cet âge pour être mentionné, participe encore de ce besoin d’aborder la littérature sous ses formes les moins traditionnelles, les plus libérées et originales : « De nouveau Yves a rempli la malle-cabine : les deux tapis, quelques livres, Apollinaire, Saint-John Perse, Char, Michaux, Bataille, Artaud, Lowry, Faulkner, Wolfe, Whitman, Mann, Musil, Gracq, Paulhan, Lorca… » La même sensibilité qui pousse l’adolescent vers la poésie lui fait aussi délaisser tout univers romanesque trop empreint de morale ou de préceptes de tout ordre. « Yves commença à abandonner la lecture de certains romans. Dès qu’un héros se prenait pour un héros, il quittait le texte et c’était parfois dès les premières pages. Dès qu’un personnage dictait ou reproduisait un savoir, se targuait d’une expérience, s’instituait messager d’une pensée, Yves laissait le menteur aux menteurs, le faiseur aux faiseurs. La fabrique d’images ne l’intéressait pas. » Toujours ce rejet du maître à penser.
Les auteurs « écartés »
On ne peut pas dire que les écrivains dont Navarre partageait la même sensibilité homosexuelle aient trouvé grâce à ses yeux, au moins dans Biographie. L’héritage, une fois de plus, est rejeté pour des raisons qui tiennent moins à la littérature qu’à l’angoisse d’être étiqueté « écrivain homosexuel ».
On ne peut pas dire que les écrivains dont Navarre partageait la même sensibilité homosexuelle aient trouvé grâce à ses yeux, au moins dans Biographie. L’héritage, une fois de plus, est rejeté pour des raisons qui tiennent moins à la littérature qu’à l’angoisse d’être étiqueté « écrivain homosexuel ». Jean Cocteau et Marcel Jouhandeau y sont à peine mentionnés et c’est par une périphrase malveillante (et décasyllabe, par la même occasion) que Navarre évoque Henry de Montherlant, « ce ganté dont je n’aime que les pensées », « passage forcé de mon adolescence » (c’est moi qui souligne) dans les livres duquel il déplore cependant l’absence « d’adéquation entre l’auteur et l’œuvre », qualité intrinsèque de toute l’œuvre d’Yves Navarre même et peut-être surtout lorsqu’elle se donne comme fiction. À Marcel Proust, Navarre ne pouvait certes faire le même reproche qu’à Montherlant. L’auteur de La Recherche ne bénéficie cependant d’aucun régime de faveur : « Proust est de bon ton et partout. Passe-partout parce que de bon ton. Le pire adorneur. Bon pour la célébrité. » À Proust (qu’il considère comme un personnage), l’adolescent de Biographie préfère son contemporain, celui que l’on nomme encore à cette époque le contemporain capital, André Gide (qu’il voit davantage comme une personne), dont la lecture des Faux-monnayeurs coïncide avec l’éveil de la sexualité : « Yves vient de lire […] Les Faux-Monnayeurs et un précieux petit livre de Pierre Herbart, L’Age d’or. Dans le tiroir de sa table de nuit, il y a un mouchoir pour essuyer les traces. Chaque nuit, il se réveille mouillé. » Lecture de chevet s’il en est : « Il n’aima, jusqu’à usure des pages, que Les Faux-Monnayeurs. » La structure en abyme de Biographie conservera quelques traces du grand roman gidien. Des années plus tard, en rédigeant son autobiographie, le souvenir de ce roman suscite toujours chez Navarre le même enthousiasme : « j’aime Gide ni plus ni moins que tous les auteurs écartés, qui s’écartent et se libèrent en mesurant leurs attachements […] j’aime les personnes de la littérature, pas les personnages. […] Gide, personne derrière le personnage créé de l’extérieur, impressionniste du contre-ordre moral, oui. » Dans la liste des écrivains que l’auteur de Biographie nomme avec le recul « les auteurs écartés, qui s’écartent et se libèrent », la personnalité de Jean Genet occupe une place à part : « Cette année-là, Yves découvre la lecture de Jean Genet. Il se défend du sentiment d’interdit qui auréole ce nom. Et surtout du jugement collectif qui ramène et cantonne l’univers de ce poète à celui des mauvais garçons, pittoresque de la prison ou du travesti. Yves frémit dans ces pages-là, y accomplit ses nuits et découvre l’habile manière qu’une société a de rattraper l’artiste d’écriture neuve par l’idée de scandale. Étiquette récupératrice. » Le fait que l’auteur de Querelle de Brest et de Pompes funèbres soit orphelin et libéré des attaches et de la morale familiales n’est sans doute pas pour déplaire à Navarre qui rêvait d’avoir « un jour le courage et la capacité nécessaires pour [s]e lancer dans une plus grande aventure » textuelle et littéraire, une aventure dont l’univers romanesque et poétique de Genet lui laissait entrevoir, à son tour, la possibilité future : « J’ai la nostalgie d’une fresque à venir. » Enfin l’adolescent de Biographie est aussi sensible à une autre forme de nostalgie, celle d’une tout autre fresque romanesque plongée dans un passé lointain offrant sans doute à son auteur une liberté de ton et de traitement du sujet inégalables. Dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, puisque c’est d’elle dont il est question ici, l’adolescent trouve également des échos à sa propre sensibilité, depuis « l’expérience sensible des appels à l’aimé » jusqu’au « chant des déceptions ». Dans la lecture du Coup de grâce et des Mémoires d’Hadrien, Yves « puise l’expérience sensible des appels à l’aimé confondus d’entrée de texte avec l’échec amoureux. Le chant des déceptions. La sanction de la mort laissant en route les mendiants et les souverains. »
« Ces choses-là n’arrivent que dans la vie »
Gide et Yourcenar, donc. L’auteur du Traité du Narcisse et celle du Traité du vain désir (titres qui pourraient tout à fait désigner les propos abordés par certains sinon par la plupart des romans de Navarre) semblent ainsi occuper une place privilégiée dans le panthéon littéraire du protagoniste de Biographie, père et mère de substitution, choisis, élus et revendiqués. Dans la reconstruction littéraire de ces « années de jeunesse » dont Biographie est le récit, les deux romanciers français tiennent un peu le rôle du père et de la mère de l’écrivain en herbe alors que le biographe s’interroge simultanément, dans ces mêmes pages, sur ses relations avec ses propres parents. Deux autres écrivains, dont les noms demeurent quasiment absents sous la plume d’Yves Navarre, auraient pu remplir, me semble-t-il, les rôles que ce dernier a attribué à Gide et Yourcenar dans Biographie. Il s’agit de Rousseau et de Colette. De l’auteur des Confessions, Navarre a hérité le goût de l’introspection, le sentiment de l’injustice, la volonté de saisir le sens d’une vie et de se reconstruire par l’écriture. Avec Colette, Navarre partage le besoin de réécrire encore et toujours la même histoire, même si ce n’est jamais vraiment la même, mais aussi l’amour de la langue, foisonnante comme le jardin en friche de Saint-Sauveur ou de Joucas, le village du Luberon où Navarre passait tous ces étés et où il écrivit nombre de ses romans. Langue rugueuse comme l’est le français de la Bourgogne natale de Colette ou celui de la Gascogne des ancêtres de Navarre. Avec Colette, Navarre partage enfin la passion des chats, célébrant la méfiance de ces derniers vis-à-vis de ceux qui se considèrent comme leurs maîtres et prétendent les dominer… en vain. Dans Biographie, le jeune Yves « gigote, se débat » comme un chat pris au piège dans un roman de Colette, et comme Tityre, la chatte d’Yves dans Biographie. L’autobiographie de 1981, qui préfigure Une vie de chat paru six ans plus tard et qui valût à Navarre le Prix 30 Millions d’Amis en 1986, peut aussi se lire comme un clin d’œil – ou un hommage discret – à La Chatte de Colette, récit de la passion qu’un homme, coupé de sa famille, entretient pour son animal de compagnie. Toute ressemblance avec des situations réelles ou avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. « Ces choses-là n’arrivent que dans la vie. » Ces mots étaient les derniers de Biographie avant que son auteur décide de les effacer avant la publication du texte. C’est pourtant la formule qui pourrait conclure tout roman d’Yves Navarre.
- Yves Navarre, Biographie, Flammarion, 1992
- Yves Navarre, Une vie de chat, Albin Michel, 1988.