Présenté dans la grande nef du Centquatre dans le cadre du festival Les Singulier-e-s, le dernier spectacle de l’actrice et circassienne Vimala Pons (avec la complicité de Tsirihaka Harrivel) est une brillante et jubilatoire galerie de personnages, où la performeuse virtuose, naviguant entre comédie policière, quête de soi, et enquête philosophique, dans un cadre surréaliste, vient réhabiliter notre plaisir de mentir. Etrange, radical et détonnant.

Le Périmètre de Denver est de ces spectacles qui vous laissent ébahis autant que perplexes. Non parce que ce serait un spectacle dénué de qualité ou d’intérêt, bien au contraire – mais pour cette façon qu’il a de jouer avec notre perception, de nous retourner la tête, de la secouer, la triturer allègrement et la reposer finalement à côté de son emplacement initial, comme si nous avions subi un étrange essorage – un décalage de perspective.

Le délicat équilibre du réel

Sa tête, Vimala Pons, elle, l’a bien fermement ancrée, fixée à ses deux épaules, solide comme un pilier. Sur elle repose, littéralement, un monde : pile de rochers, escaliers, table, voiture… Tout y passe, et ces objets, en équilibre sur le sommet de son crâne, qui semblent prolonger sa colonne vertébrale vers le ciel, sont autant d’images d’une réalité renversée, détournée et investie d’une nouvelle puissance ludique. Performeuse exceptionnelle, caryatide moderne, Vimala Pons est une funambule inversée : son corps est le fil, et nous retenons notre respiration à chaque oscillation de l’objet sur sa tête. Mais cette contrainte physique décuple son pouvoir de fascination : chaque personnage qu’elle convoque semble exister plus intensément sous cette charge incongrue, et leurs monologues pleins d’humour se teintent d’une certaine inquiétude existentielle.

Caryatide moderne, Vimala Pons est une funambule inversée

Ils sont six – les « suspects », nous dit-on sur la feuille de salle. Suspects dont fait partie la victime même, Stéphane Dosis, assassiné dans un hôtel de thalassothérapie. Six personnages qui se succèdent, obéissant à l’injonction désincarnée d’une voix off d’ordinateur, pour l’interrogatoire et la reconstitution du meurtre, dans un croisement de Rashōmon et d’Hercule Poirot. Roman-mystère géant qui prend place au sein d’un décor magrittesque où des escaliers suspendus côtoient des écrans, des chronomètres décalés et des mannequins gonflables. Le tout dans une grande cage de scène d’un blanc immaculé d’hôpital ou de spa dystopique. La même voix numérique nous enjoint, nous public, de les observer se mouvoir, de les imaginer dans la peau du meurtrier, bref de les examiner à la loupe, tels des profilers ou des scientifiques face à des sujets atteints d’une pathologie inconnue.

Ces apparitions de personnages sont un concentré de cynisme, d’humour absurde et de surréalisme onirique

Vimala Pons va d’incarnation en incarnation, sous une galerie de masques en latex ultra-réalistes et de costumes à couches successives, sa voix déformée adoptant divers accents. Outre la victime Stéphane, troll en ligne de son vivant, se présentent devant nous un hydrothérapeute canin, un représentant en assurance irlandais, une retraitée, le chef de la sécurité, et, en ouverture, une Angela Merkel introspective en pleine crise, qui nous confie ses rêves et se met à nu. Ces apparitions coiffées d’extravagants objets sont un concentré de cynisme, d’humour absurde et de surréalisme onirique. Entre chacune d’elle, l’actrice réapparaît, quittant pour quelques minutes le masque et le cadre narratif, sautant allégrement d’un niveau de représentation à un autre pour se situer elle-même dans son monde scénique. Chaque transformation d’un personnage à un autre, hors-champ, est enfin l’occasion d’un moment cyber-punk d’analyse désincarnée, où le plateau semble soudain doté d’une pensée informatique. Un dispositif exigeant, qui finit certes par s’essouffler quelque peu, sans pour autant perdre de son originalité.

Jouissance du faire-semblant

Ce qui relie tous ces personnages, mis à part le fait divers, c’est le fameux « périmètre de Denver » qui donne son titre à la pièce : concept proprement fabuleux inventé pour l’occasion. Le périmètre de Denver est cette zone de l’esprit dans laquelle on pénètre lorsqu’on ment, une brèche mentale spatio-temporelle où l’on jouit de faire semblant. Chacun.e y va ainsi de sa petite confidence sur son propre périmètre de Denver : un tel aime inventer des chansons, une telle dire des fausses citations du Dalaï-Lama, un autre aime faire semblant d’avoir entendu et « parler en yaourt juste pour faire chier », un autre encore citer des pourcentages sans savoir s’ils sont justes…

Le périmètre de Denver, ne serait-ce pas l’endroit d’où la comédienne à proprement parler joue ?

C’est dans cette jouissance du faire-semblant que le spectacle de Vimala Pons fait mouche. Le dispositif de la reconstitution, où « tout est exact mais rien n’est vrai », se révèle assez vite méditation philosophique à la recherche de l’humain et de son identité, construite sur des failles (psychologiques) bien plus que sur du solide. Une expérience on ne peut plus brillante qu’elle est théâtrale par essence : le périmètre de Denver, au fond, ne serait-ce pas l’endroit d’où la comédienne (et tout acteur) à proprement parler joue, le plaisir qu’elle prend dans ce mensonge constitutif de l’artifice de la représentation ? Au fond, à rebours du but de l’enquête policière classique, nous n’avons que faire de la vérité, puisque le faux vibre bien plus fort – ce qui permet à Vimala Pons d’affirmer, comme une déclaration d’amour à l’art de la scène : « Mentir, c’est rééquilibrer le réel dans ce qu’il a de trop insatisfaisant. »

  • Le Périmètre de Denver, de et avec Vimala Pons, au Centquatre (Paris) – jusqu’au 26 février

Poitiers, TAP – du 9 au 13 mars

Nantes, Le Lieu Unique – du 22 au 24 mars

Bruxelles, Les Halles de Shaerbeek – les 30 et 31 mars

Val-de-Reuil, Théâtre de l’Arsenal – le 8 avril

Annecy, Bonlieu Scène Nationale – les 12 et 13 avril

La Rochelle, La Coursive – les 5 et 6 mai

Grenoble, MC2 – du 17 au 21 mai