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Lors de la rentrée littéraire de janvier 2022, deux romans ont retenu notre attention : Anéantir de Michel Houellebecq et Connemara de Nicolas Mathieu. Le premier roman traite d’un haut fonctionnaire qui se rapproche de sa famille à travers l’épreuve de l’hospitalisation de son père, sur fond de mystérieux attentats terroristes dans le monde. Le deuxième romancier, Nicolas Mathieu a obtenu le prix Goncourt en 2018 avec Nos enfants après eux. Son dernier roman, Connemara est une référence à la chanson de Michel Sardou, servant de marqueur social aussi bien dans les soirées d’école de commerce que dans les mariages prolétaires vosgiens. Or la description de ces deux milieux constitue le cœur du roman. Hélène, vosgienne d’origine et transfuge sociale devenue consultante, en pleine crise de la quarantaine, retrouve son milieu d’enfance vingt ans après. Si le style et les milieux sociologiques décrits diffèrent (des Énarques parisiens chez Houellebecq, des prolétaires vosgiens pour Nicolas Mathieu), ces deux romans présentent beaucoup de similitudes dans la tonalité crûment réaliste et la détresse sociétale décrite : l’abandon des ainés, l’impossibilité du couple, le déclassement des couches populaires, la fracture politique entre progressiste et identitaire. 

La sortie quasi simultanée de ces deux grands romans pose deux questions. La première est d’ordre politique : que peut dire la littérature sur les fractures du pays ? La deuxième question vise la création littéraire en elle-même: le roman français est-il condamné au réalisme nihiliste ? Le roman doit-il se contenter de cette stylisation à demi achevée du néant ?

Les blessures françaises au cœur du roman : la transcription littéraire de fracture sociales.

Lire à la suite ces deux pavés n’est pas conseillé à celui qui recherche un peu d’enchantement dans la grisaille hivernale, tant les personnages de ces deux romans semblent proches du néant. C’est d’ailleurs ainsi que Houellebecq commence son œuvre : « Certains lundis de la toute fin novembre, surtout lorsqu’on est célibataire, on a l’impression d’être dans un couloir de la mort. Les vacances d’été sont depuis longtemps oubliées, la nouvelle année est encore loin ; la proximité avec le néant est inhabituelle » Le ton est donné : Anéantir est le roman du déclin, de l’existence devenue impossible par le non-sens. Le personnage principal, Paul est un énarque de cinquante ans, bras droit et surtout confident du ministre de l’économie d’Emmanuel Macron. Bruno Juge, à la tête de Bercy, a réussi la prouesse de redresser la France par des politiques souverainistes. De mystérieux attentats aussi sophistiqués que meurtriers frappent dans le monde en cette année 2027, menant sur la piste d’écologistes terroristes. Le coma de son père sort Paul de l’égoïsme et le rapproche de sa femme Prudence, qu’il avait délaissée depuis dix ans. Le roman s’achève sur leur amour retrouvé avant qu’un cancer violent ne vienne emporter Paul. Le tragique n’est pas vaincu, il est adouci. Cela suffit à faire de ce roman un des plus lumineux, du moins l’un des moins sombres de Houellebecq (avec La carte et le territoire). 

Connemara c’est l’histoire d’Hélène, bientôt quarante ans, consultante, mariée et mère de deux enfants. Elle a réalisé son rêve de quitter ses Vosges natales pour s’élever socialement. Insatisfaite et anxieuse, Hélène traverse une grave crise existentielle. C’est alors que sa jeune et pétillante stagiaire Lison va lui donner les nouveaux codes amoureux des années 2010 : appli de rencontre, swip à droite, polyamour, drague virtuelle, sexualité débridée. La franchise du ton, l’absence totale de remords sur cette tête d’ange déstabilise Hélène qui finit par intérioriser rapidement ces nouvelles lois de l’amour. Pendant un rencard tinder raté, elle aperçoit son amourette de lycée, Grégoire Marchal et entame une relation adultère avec lui. À la fin de cette réécriture de madame Bovary, Hélène ne se suicide pas mais se sépare de son mari et de Grégoire, teintant le roman d’un sentiment de gâchis diffus.

Le ton est donné : Anéantir est le roman du déclin, de l’existence devenue impossible par le non-sens

La Lutte des classes imprègne les deux œuvres, à travers notamment le phénomène du déclassement. Chez Houellebecq, la spirale de la dégringolade sociale est interprétée par le beau-frère de Paul, notaire sans emploi plaçant son espérance chez les identitaires. Toute la bienveillance et la bonhommie de l’homme résistent mal aux ravages de la frustration. Chez Nicolas Mathieu, c’est le chômage endémique de l’ancien bassin minier d’Épinal qui a préparé un terreau favorable au Rassemblement National. Le personnage principal, Christophe Marchal, une ancienne gloire du club de hockey local, se retrouve à quarante ans à sillonner les routes pour vendre des croquettes pour chien. Son quotidien a connu un déclin manifeste depuis ses heures de gloires sportives. 

Enfin, dans cette France qui semble se dire à travers la crise, la politique devient un spectacle et une affaire de communication. La campagne présidentielle, solstice de la culture de masse, traverse les deux romans. Chez Nicolas Mathieu, le lecteur revit la campagne de 2017 et la montée de Macron, tandis que Houellebecq prédit celle de 2027 avec la succession du fondateur d’En Marche par un producteur de téléréalité. Nicolas Mathieu moque l’avènement du nouveau monde, l’arrivée forcée des méthodes managériales en politique et la voracité des jeunes loups macronistes. Houellebecq prend pour cible les conseillers sans scrupules de communication qui font et défont les hommes politiques. 

Ce n’est pas la politique en elle-même qui est désavouée, mais sa perte de sens. En effet, chez Houellebecq on trouve un éloge des grandes actions publiques à travers le personnage de Bruno Juge : le ministre redresse l’économie du pays à travers des mesures de protection sur le long terme. Il compare son ministre à Colbert (rapprochement flatteur pour ceux qui ont retrouvé dans le personnage de Bruno Juge une mise en abîme de Bruno le Maire). Mais le malaise sociétal est davantage anthropologique que politique. Les grandes réformes pourraient sauver l’économie, mais elles ne pourront pas sortir l’homme de sa misère, conclut Houellebecq. Nicolas Mathieu fait le double constat suivant : si le vote identitaire se comprend par le chômage endémique et les frustrations du déclassement, il demeure généralement une indifférence globale au scrutin présidentiel (avec un mariage organisé le jour du 1er tour de l’élection présidentielle). Si certains se raidissent, beaucoup se résignent affirme l’écrivain vosgien.

La fracture générationnelle : abandon des aînés, naufrage de la jeunesse 

Le succès immense de Houellebecq s’explique en partie par sa capacité à se saisir de thèmes qui ont fait par la suite la Une de l’actualité : Soumission est sorti quelques jours avant les attentats Charlie Hebdo. Sérotonine mettait en scène une révolte de paysans contre le pouvoir central juste avant le début des gilets jaunes. Avec Anéantir,Houellebecq s’est emparé du sujet des EPHAD et de l’abandon des aînés quelques semaines avant le reportage télévisé de février 2022. La famille du père de Paul, retenu à l’EPHAD après son coma, se mobilise pour le sortir de là en faisant appel à une association. La famille redevient le socle pour enrayer la marchandisation des aînés . Nicolas Mathieu quant à lui montre le naufrage 

du vieillissement solitaire à travers le père de Christophe Marchal, atteint d’Alzheimer. Lentement, il sombre vers le départ en EPHAD. On meurt de vieillesse mais on souffre surtout de solitude, telle est l’idée centrale partagée par les deux romanciers.

Outre la fracture avec les ainés, les deux romans évoquent également cette singulière génération que sont les boomers. Houellebecq consacre de longues pages à épiloguer sur la spécificité de tous ceux qui ont grandi et assimilé l’état d’esprit des Trente glorieuses. À travers ces pages assez drôles, il loue l’instinct de vie qui animait cette génération. Il évoque par exemple la question du divorce : les couples se séparaient à l’époque mais ne se résignaient pas à la solitude. Ils se remariaient aussitôt. La vie avait alors un sens, la carrière permettait d’acheter un pavillon. Leur bonheur résidaient dans leur optimisme illusoire semble nous dire Houellebecq. Ces pages sont touchantes car chacun retrouve dans ces descriptions un parent, une connaissance et à travers eux le délitement de l’espérance d’une classe d’âge. Nicolas Mathieu décrit la même pulsion de vie de cette génération à travers les parents d’Hélène, plutôt préservés des tourments qui menacent leur fille. À travers une vie sobre, ils semblent s’épanouir dans la fidélité conjugale, les vacances à la mer et le travail. Chez les enfants, une pulsion vitale s’est éteinte, la machine s’est enrayée. 

On meurt de vieillesse mais on souffre surtout de solitude, telle est l’idée centrale partagée par les deux romanciers 

Ainsi, la misère des EPHAD n’était un secret pour personne, même avant ce fameux reportage. On ne peut réduire la fracture générationnelle à un patron de maison de retraite véreux et laisser de côté l’abandon volontaire et de marchandisation des aînés. L’indignation ponctuelle doit s’accompagner d’une pensée globale.

Pour compléter ce tableau générationnel, derrière les aînés et les boomers, il reste un peu de place pour la jeunesse. Il y a chez Houellebecq très peu de personnages jeunes : l’enfance et l’adolescence n’ont jamais été son pré carré. Le personnage de Geoffroy, né de PMA de parents pourtant fertiles, représente à lui seul les dégâts causés par les couples sans amour. Le choix de la mère de recourir à la fécondation in vitro par le biais d’un semeur africain alors que le couple est fertile constitue une trouvaille burlesque de Houellebecq, mettant en exergue la déstructuration à outrance de la filiation. Une logique si malsaine ne peut rien engendrer de bon et le fils semble être un parfait crétin. 

Heureusement pour la jeunesse, il y a chez Nicolas Mathieu un personnage bien plus travaillé : la stagiaire d’Hélène, Lison, vingt ans, apparaissant toujours en coup de vent, enchaînant les histoires d’amours avec un appétit jamais blessé. Elle se permet de porter des habits à 800e tout en abandonnant l’épilation. Lison est la légèreté et l’insouciance incarnée. La jeune stagiaire se fait le porte-parole des nouvelles lois de l’amour : la polygamie et les applis de rencontres. Ce désordre moral n’empêche pas un féminisme assumé. Elle défend sa supérieure Hélène en allant chercher puis dévoiler des photos à caractère sexuels (ces fameux nudes qui ne passeront pas à la postérité comme un sommet culturel) de ses patrons qui lui ont refusé un avancement. La décence dans le chaos vient redéfinir ces nouvelles valeurs où s’entremêlent jouissance individuelle et revendication de caste.

Le non-sens au travail : la question du 21ème siècle ? 

La pandémie du Covid a renforcé un mal déjà profondément ancré dans nos sociétés : la crise du sens au travail. Les vagues de démissions actuelles sont la manifestation d’un malaise plus profond. Nicolas Mathieu explore à travers le personnage d’Hélène la plongée dans l’absurde d’une consultante de province. Dès sa sortie d’école, elle s’aperçoit du vide de sa profession. Après un burnout, elle a recommencé sa vie professionnelle dans le consulting de relation publique à Nancy. Avec le même vide des PPT, des réunions interminables. Ces pages touchent des milliers de lecteurs, tant ces sensations décrites d’inutilité sociale et de dépossession sont répandues. À travers Hélène c’est l’illusion de la mobilité professionnelle comme amélioration de vie qui est déconstruite.

Chez Houellebecq, il y a l’éloge des professions et du travail bien fait dans sa dimension technique. Les informaticiens de la DGSI, les cancérologues, le métier de ministre sont décrits avec précisions et un certain respect. Néanmoins, le monde de la communication est décapité à grand coup de sarcasmes typiquement houellbecquiens. Le personnage de Raksaneh, coach en communication du ministre est évocateur. Elle apparaît toujours dans une explosion de vitalité, sexualisant toutes ses interactions : en un clin d’œil elle fait du ministre son amant et un potentiel candidat présidentiable. Si le métier de Paul (conseiller spécial du ministre de l’économie) est peu flatteur, le personnage ne se limite pas à la vacuité de son emploi. Les héros de Houellebecq débordent toujours leur métier : le romancier préfère parler de l’absurde de la vie plutôt que du néant des emplois tertiaires. 

Un thème transverse aux deux romans est le sacrifice consenti par les femmes pour leur carrière : Prudence l’épouse de Paul chez Houellebecq perd sa corporalité à force de travailler dans la haute administration. Hélène fait un burnout en assumant seule ce jonglage entre les enfants et le travail, engendrant une tension permanente chez l’héroïne. Elle s’indigne de la solidarité masculine en entreprise qu’elle juge responsable de son manque d’ascension professionnelle. Seule Lison, par un procédé profondément malhonnête, parvient à se rebeller contre l’ordre établi du patriarcat dans l’entreprise. L’entreprise est le réceptacle des passions actuelles : le néant et la guerre des sexes.

Un thème transverse aux deux romans est le sacrifice consenti par les femmes pour leur carrière

Entre la pesanteur et la grâce, le roman à la recherche de la possibilité d’une ile

Ainsi, la sortie et le succès simultanés de ces deux romans nous amène à penser que la création littéraire est du côté du réalisme ; et qu’à notre époque désenchantée ce réalisme ne peut être que nihiliste. L’esthétisation mesurée d’un réel sans transcendance ni horizon est le ciment de ces deux œuvres. Pourtant, la tonalité pessimiste n’empêche pas les romanciers de proposer quelques échappatoires, des moments suspendus de rêveries. À leur manière, ils dépeignent des jolies scènes du quotidien qui rendent cette vie digne d’être vécue. Chez Matthieu c’est le hockey, l’aventure collective magnifiée sur le ton de l’épopée qui rappelle la force du football chez Camus. Chez Houellebecq, c’est la beauté du couple et de l’amour conjugal qui sert d’antidote. Alors que le héros meurt d’un cancer généralisé, il retrouve affectivement et charnellement sa femme qu’il avait délaissée depuis dix ans. Ces scènes d’amour sur fond de mort imminente sont d’une émotion à pleurer. La possibilité d’une ile recherchée par le romancier est un aménagement de la douleur et du tragique de la vie par l’amour et l’abandon réciproque. 

L’esthétisation mesurée d’un réel sans transcendance ni horizon est le ciment de ces deux œuvres

Ces échappées sont fugaces, on sort (enfin !) du voyeurisme ambiant par l’évocation de ces grandes joies partagées de l’amour et du sport. À travers ces îlots, le lecteur se crée des mondes. Les images du romancier résonnent en nous par l’acte même de la lecture. C’est la grâce. Ces envolées sont fugaces et viennent se fracasser sur l’âpreté du réel reconvoqué comme pour en faire disparaître la magie. C’est la pesanteur. Et le romancier, à travers des règles dont lui seul maîtrise le fonctionnement, promène son lecteur d’un pôle à l‘autre, afin de le laisser tour à tour hagard et émerveillé, joyeux à en pleurer et triste à mourir : c’est le roman. Connemara et Anéantir sont de ce point de vue deux grands romans. 

Bonne lecture !

Bibliographie :

Houellebecq, Michel, Anéantir, Flammarion, 2022.

Mathieu, Nicolas, Connemara, Actes Sud, 2022.

Paul Aubin