Avec Frère et sœur, présenté en compétition à Cannes, Arnaud Desplechin renoue avec le drame familial où les haines s’attisent et se nourrissent d’une génération à l’autre. Noyau central des non-dits insidieux et des secrets refoulés, la famille se fait le lieu de la confrontation à l’altérité et de la possibilité du pardon.

Ils ont tout fait pour s’oublier, pour gommer de leurs existences respectives la présence de cet autre qu’ils ont pourtant aimé avec tendresse. Alice (Marion Cotillard) est l’aînée, Louis (Melvil Poupaud) le cadet. Dans les riantes années d’une enfance insouciante, ils se sont d’abord choyés ; puis, la haine est venue ronger cette relation fraternelle. Comme souvent dans les films d’Arnaud Desplechin, le récit procède par un emboîtement de différentes temporalités : le film s’ouvre par une scène advenue quelques années auparavant, où Louis fait le deuil du jeune enfant qu’il a perdu. Pressée par la famille, sa sœur vient lui présenter ses condoléances. Il la jette à la porte. Dès lors, la construction scénaristique complexe, mêlant passé et présent, reproduit habilement l’intrication des relations et de l’évolution des personnages au cours des années.

Guerre fratricide, Frère et sœur rejoint une dimension mythologique où la famille joue le rôle du réceptacle de toutes les rancœurs refoulées. Dans le cinéma de Desplechin, la mythologie émane également des lieux et des espaces : c’est donc à Roubaix que se retrouve la famille déchirée, suite à un accident dont les parents sortent grièvement blessés. Alice et Louis avaient pourtant tout fait pour creuser une distance tant géographique que relationnelle. Renouant avec les tragédies antiques, c’est autour du patriarche mourant que les jeunes héritiers soldent les comptes. À ce titre, la mise en scène reproduit dans sa construction le fatum inévitable : Alice et Louis prenant tous deux mille précautions pour ne jamais se croiser lors des visites à l’hôpital vont finalement se retrouver fortuitement dans le cadre trivial d’un supermarché. Frère et sœur s’inscrit en ce sens dans la lignée de Rois et Reine (2004) ou d’Un conte de Noël (2008) – ce que marque la permanence du nom de Vuillard, déjà celui de la famille d’Un conte de Noël. Mais la singularité de Frère et sœur est qu’il s’offre comme une épure, réduisant sans chercher à l’expliquer, la relation familiale à la haine féroce que se vouent réciproquement Alice et Louis. De la source de cette haine, on ne saura rien, et les personnages eux-mêmes semblent l’ignorer. On comprend seulement qu’entre la sœur comédienne et le frère écrivain, une relation d’admiration s’est peu à peu muée en rivalité.

Dans cette perspective, les personnages d’Alice et Louis se constituent, pour ainsi dire, uniquement par rapport à cet implacable sentiment, et tous leurs proches resteront à distance – à l’instar de la compagne de Louis (Golshifteh Farahani) qui reste isolée dans la maison de campagne toulousaine, et ne communique avec lui que par téléphone interposé. Isolés face à la mort imminente de leurs parents, entêtés dans leur détestation réciproque, les personnages d’Alice et Louis posent en creux la question de la confrontation à l’altérité et de la construction de soi par rapport à un autre. Cette opposition entre le frère et la sœur va jusqu’à éclipser la présence du troisième enfant de la fratrie, un frère benjamin, symbole de l’impossible jonction entre Alice et Louis.

Le miroir de l’altérité

La construction dramaturgique réduit la famille à cette unique relation

Avec Frère et sœur, la reprise du motif familial peut, au premier abord, laisser penser qu’Arnaud Desplechin ne fait que reprendre un sujet pourtant déjà amplement creusé lors de films précédents. Mais, loin d’être une redite, ce nouveau long-métrage s’offre comme une variation sur un thème que le cinéaste ne fait qu’approfondir avec plus de noirceur et d’acuité, comme pour sonder au plus profond de l’âme humaine les sentiments enfouis et recouverts par la poussière des années. Se resserrant toujours plus sur les figures du frère et de la sœur, la construction dramaturgique réduit la famille à cette unique relation, et constitue Alice et Louis comme deux monstres assoiffés de haine, épuisant jusqu’à la moelle toute possibilité de survie de leur lignée – telle cette éblouissante scène où Louis se met à hurler tout son ressentiment face à son neveu dans une librairie de Lille. Là où Un conte de Noël s’orchestrait autour du couple des parents et laissait se déployer toute la galerie des membres de la famille, chacun nourrissant son ressentiment ou son amour secret, Frère et sœur aspire toute l’existence de relation familiale vers cet unique centre qu’est la haine inexpliquée.

Toute explication serait en effet vaine et inutile, et Desplechin le revendique[1], car ce sentiment si étouffant opère comme un révélateur du rapport au monde des personnages. De manière révélatrice, c’est par l’entremise de deux êtres extérieurs au cercle familial que le frère et la sœur vont construire une relation apaisée au monde extérieur. Actrice sur les planches du Théâtre du Nord à Lille, Alice se lie d’amitié avec Lucia (Cosmina Stratan), une jeune Roumaine éperdue d’admiration pour elle – comme le fut jadis Louis, avant que la haine ne vienne ruiner ce lien. De son côté, Louis est accompagné par Zwy, un ami de longue date. Double métaphore de l’altérité : elle est Roumaine et lui Juif – autre motif récurrent du cinéma de Desplechin. Le personnage de Zwy (Patrick Timsit) incarne en ce sens la possibilité d’un pardon, symboliquement présenté à l’écran lors d’une scène lourde de sens où il emmène Louis à la synagogue. La mythologie familiale rejoint ainsi le questionnement métaphysique de la possibilité du pardon, et du pardon entre membres d’une même fratrie.

Le pardon et la rédemption

« Il m’aura fallu dix ans pour me rendre compte que la haine avait pris toute la place. », tel est le constat que fait Alice : elle n’a pour ainsi dire vécu qu’à travers ce sentiment impitoyable qui l’a lentement rongée. Frère et sœur vivent comme des exilés de leur propre vie, ne se retournant vers le passé que pour maudire leur origine, et le doute plane tout au long du film sur une possible culpabilité des parents dans la naissance de cette détestation – « Pourquoi vous n’avez jamais cherché à réparer ma grande sœur ? Arrêter sa haine ! », lancera Louis à son père alité. C’est ainsi la thématique du péché adamique qui ressurgit, comme une tare irrémédiable que porte en soi tout membre de la famille.

La mise en scène mobilise une symbolique religieuse chère à Desplechin

La mise en scène mobilise ainsi entre les lignes une symbolique religieuse chère à Desplechin où le Grand Pardon juif répond à la rédemption chrétienne – l’image de la scène de la synagogue répondant à celle où Alice subit une averse de grêle, métaphore d’une expiation biblique. Car dans un ultime moment du film, Alice va proposer à Louis de se revoir. Après le décès des parents, les deux enfants se retrouvent comme libérés d’un poids qu’ils étaient jusqu’alors incapables de supporter. Alice lui propose un rendez-vous par billet interposé, et c’est son propre fils qui a charge de remettre l’invitation à son oncle – manière de symboliser la reconstruction fragile d’une cohérence familiale. Frère et sœur se clôt ainsi sur une ouverture laissée en suspens, comme si la mort des parents avait marqué l’avènement d’une ère nouvelle. Le film se clôt ainsi comme il avait commencé : par un deuil. Mais là où Frère et sœur s’ouvrait sur la mort d’un enfant dans une scène qui exhibait la haine la plus puissante déchirant Alice et Louis, sa conclusion sur le décès des parents annonce une possible réconciliation du frère et de la sœur. Tout se passe comme si d’une mort à l’autre, la haine avait été épuisée jusqu’à l’os – et les personnages n’ont dès lors plus qu’à lentement abandonner ce sentiment délétère.

Le film de Desplechin s’offre donc comme un parcours en cercle clos. Cercle dont les personnages parviendront dans les derniers instants à briser le cours vicieux, même si c’est pour s’exiler dans de lointaines terres africaines d’où Alice écrit à son frère qu’elle recommence à vivre. Dans Frère et sœur, c’est bien la mort qui engendre la vie, à l’image de The Dead, la pièce adaptée de James Joyce interprétée par Alice – mise en abyme flagrante et hommage rendu par Desplechin au cinéma de John Huston (Gens de Dublin, 1987).

Avec Frère et sœur, Desplechin signe un film éminemment littéraire, fidèle à ce qui a toujours constitué son cinéma, et renouant en ce sens avec la tradition truffaldienne des personnages d’écrivains. C’est rythmé par la voix off de Louis écrivant, ou d’Alice racontant son enfance que ces personnages perclus d’une ineffable haine, parviennent enfin à s’en défaire au prix d’une patiente rédemption. Il faut sans doute de la patience et de la ténacité au spectateur pour accompagner cette fratrie si hideusement défigurée par la haine. Et dans cette perspective, le seul reproche qu’on pourrait formuler envers ce film est d’être en certains endroits si lourdement chargé d’une enfilade de drames qu’il en devient parfois difficile à supporter. Certes lourd et pesant, Frère et sœur n’en demeure pas moins l’œuvre d’un cinéaste majeur, en pleine possession de ses moyens, et fort d’une cohérence et d’une identité aujourd’hui rare dans le cinéma français. Traversé d’une implacable haine, le film se clôt sur l’apaisement de ceux qui sont parvenus à se réconcilier avec eux-mêmes.

  • Frère et sœur, d’Arnaud Desplechin, avec Melvil Poupaud et Marion Cotillard, en salles depuis le 20 mai 2022.

[1]. cf. « Sortir de la haine ». Entretien avec Arnaud Desplechin, Cahiers du Cinéma n° 787, mai 2022, p. 33 : « La haine est une perte de temps, c’est tout. On peut éventuellement en faire un peu la généalogie, mais pas l’expliquer. »